Il était… trois fois
Léna Martinelli
Les Trois Coups
Sans cesse relus, adaptés, réinventés, les contes n’ont pas dit leurs derniers mots. Ici le travail d’actualisation d’Emmanuel Adely à l’ère de post #MeToo est non seulement éclairant, mais implacable. D’un humour féroce. Le groupe Merci nous livre une malicieuse mise en pièces. Écriture incisive, interprétation tonique, mise en scène inventive : c’est notre premier coup de cœur du festival.
Dans Peau d’huile, une fashionista change de peau pour échapper à son père pédophile. Réfugiée dans une ferme pilote, cette fausse pauvre au milieu d’altermondialistes, lance des messages codés : « Flip grave help ! », parce qu’elle ne sait pas cuisiner. Comment donc séduire son prince ? Heureusement, ce dernier, passionné de questions environnementales et rompu à l’écriture inclusive, diffuse une annonce non genrée. Bingo !
Dans Lou, la petite fille apporte à sa grand-mère des plats congelés au fin fond de la banlieue car sa maman est fatiguée de s’occuper de sa propre mère. Elle travaille. Elle pourrait tout aussi bien être en dépression. À moins qu’elle soit occupée avec un nouveau papa ? Toutes les configurations sont possibles. Quoi qu’il en soit, il s’en passe des choses sous la couette de mère-grand.
Dans Serial Lover, un homme très riche, collectionneur d’art, met à l’épreuve sa femme en lui remettant les clés et tous les codes de sa villa. Avec sa « girls band », celle-ci en profite pour visiter une pièce interdite. Or, on sait où ça mène de trahir la confiance de son mari…
« Il était une fois / mais une seule fois / ou plusieurs fois / ou c’est tout le temps / ça se répète / tout le temps ça se répète ». Les figures de styles abondent chez Emmanuel Adely et les glissements de sens s’opèrent ici à vue. Si la trame et les invariants des contes de Perrault sont respectés, l’auteur procède à une actualisation, afin de mieux parler de notre société et de ses travers.
Musk, Kardashian, Lily-Rose et cie
Princes et princesses endossent d’autres costumes. Exit les Windsor et Grimaldi, puisque les figures titulaires qui nourrissent aujourd’hui les fantasmes sont des people (hommes d’affaires, influenceuses, nepo-babies…) ! Aux côtés d’une ancienne Miss Univers, le roi possède donc, entre autres, des champs de pétrole, des équipes de foot, des yachts, des médias. Les princesses, tatouées, percées, sous coke, ne font pas grand-chose. Comme d’habitude. Le prince agit, ou plutôt s’agite, mais demeure charmant, parce qu’il est plein aux as. Plutôt qu’en carrosse, il débarque en Tesla ou se déplace en jet privé. Quant à la fée (BFF pour Best Friend Forever), elle est de mauvais conseil. Cela n’empêche pas les successions de se régler en visio. Car le bonheur se résume toujours à l’accumulation des richesses, en l’occurence un milliard et quelques.
Transposés ainsi, Peau d’âne, Le Petit Chaperon rouge, Barbe Bleue prennent une résonance particulière. Quelle mise en perspective ! Attention ! On déconseille avant 12 ans. En revanche, les ados se régalent. Nourris de la vision psychanalytique de Bettelheim, ces contes nous parlent toujours de désirs refoulés, de peurs ancestrales. Père, frère, oncle, voisin, passant, sportif, intellectuel, homme politique – bref « des hommes et parfois des femmes ,mais surtout des hommes » – se révèlent des prédateurs. « Les enfants ont la peau si douce ! ». Au-delà des dimensions familiales ou sociétales, Trois contes et quelques se situe aussi sur un terrain politique, pointant la domination patriarcale, qu’il s’agisse d’inceste, de féminicide, de violence de classes, de débauche d’argent.
Torpiller les puissants
À jardin (cela aurait pu être à cour !), un homme en costume observe attentivement la scène. Bien en place, sa présence intrigue au début. Quatre siècles plus tard, Charles Perrault, reconnaît-il ses écrits ? Précieux, méprisant, celui-ci apparaît en tout cas dans toute sa suffisance.
Face à nous, les conteurs donnent vie au récit, incarnent les personnages. Formidables, ils restituent toute la musicalité du texte, entre ressassements et emballements. C’est rythmé, truculent et finement interprété. S’ils s’adressent au public frontalement, au gré des décentrements et tergiversations, ils occupent progressivement tout l’espace, pour mieux échapper aux carcans. Leurs pas de côté dévoilent moult arrière-pensées.
Le metteur en scène Joël Fesel a conçu une scénographie forte à propos : scène de crime sur terrain de golf, le décor est planté ! Ici et là, un blouson rouge sang, une pantoufle de vair, quelques pommes que Blanche-Neige ne risque pas de manger. Cela fait une victime de moins. D’autres cadavres se cachent déjà sous le tapis. Les transitions sont particulièrement soignées, telle la porte. Entre celle du Petit Chaperon rouge et celle de Barbe Bleue, elle symbolise les tabous à transgresser, le système mortifère à renverser.
Alors, quelle est la morale, dans tout ça ? Il n’y en a plus ! Parce que nos travers humains ont la peau dure, l’histoire se répète inlassablement. L’engin de chantier qui ouvre et ferme le spectacle plaide en faveur d’une déconstruction nécessaire. Trois petits tours et puis s’en vont ! Les mots de la fin se perdent dans les rues d’Avignon.
Les contes ont encore de beaux jours devant eux. Bien que sombre, cet « objet nocturne » (car la compagnie préfère ce terme à « spectacle »), nous éclaire drôlement. Bravo et… Merci. 🔴
Léna Martinelli
Trois contes et quelques, d’Emmanuel Adely
Groupe Merci
Mise en scène : Joël Fesel
Avec : Georges Campagnac, Pierre-Jean Étienne, Raphaël Sevet
Durée : 1 h 30
Dès 12 ans
La Manufacture • Musée Angladon • 5, rue Laboureur • 84000 Avignon
Du 4 au 21 juillet 2024 (sauf le 10 et 17), à 10 h 30
De 15 € à 21 €
Réservations : en ligne ou au 04 90 85 12 71
Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 3 au 21 juillet 2024
Plus d’infos ici
Tournée ici :
• Du 12 au 14 septembre, dans le cadre de Pronomade(s), Cnarep, à Cardeilhac,
• Le 21 septembre, dans le cadre de Play mobile, Théâtre de Châtillon
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « Cendrillon », de Joël Pommerat, par Lise Facchin
Photos : Luc Jennepin