Un monstre bien encombrant
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups
Du « Frankenstein » de Mary Shelley, Laurent Gutmann propose une adaptation et une mise en scène déconcertantes.
Il est là, assis sur un fauteuil bas, sa bouteille d’eau minérale près de lui, en train d’attendre l’heure du début de la représentation. Il n’a pas l’air d’un Prométhée prêt à façonner une nouvelle humanité avec de la glaise, pas non plus d’un Titan, pas non plus du jeune étudiant en sciences obsédé par l’envie de créer un être vivant en dehors de toute fécondation qu’a imaginé Mary Shelley à 20 ans dans son roman. Et pourtant, celui qui observe le public n’est autre que Victor Frankenstein. Il n’a pas l’apparence stéréotypée d’un savant fou. Sa frêle silhouette en jeans, baskets et tee-shirt à manches longues, son visage anodin portant des lunettes et ses tics gestuels le rapprochent plutôt d’un personnage de bande dessinée assez sympathique.
Quand la salle s’éteint, Victor F s’engage dans un long monologue. Voix familière, décontraction affichée, clins d’œil aux spectateurs, tels sont les moyens qu’il utilise pour exposer ses doutes et ses espoirs. Son projet : faire naître une créature nouvelle, augmentée de capacités inédites. Il rêve à voix haute de repousser les limites de l’existence. Il lance un défi au vieillissement et à la mort. Victor, il est vrai, a subi quelques deuils dans sa vie. De la mélancolie que lui rappellent quelques fleurs séchées à la mort de son frère cadet, dont il garde une mèche de cheveux, en passant par celle de son hamster désormais empaillé, difficile est d’accepter que le personnage oscille entre le désir de ne pas s’apitoyer et la posture d’un humoriste en plein stand‑up. À cet instant, on commence à se demander si Laurent Gutmann croit vraiment à son projet, bien qu’il affiche une intelligente maîtrise des moyens dramaturgiques qu’il emploie.
Une fois passé ce qu’on peut qualifier de prologue surdimensionné, l’adaptation buissonnière du texte de Mary Shelley alterne situations familières et péripéties fantaisistes. Retour de marché aux légumes frais, gymnastique en plein air, danse hystérique de séduction, apparition charmante d’un homme à grosse tête, copulation frénétique dans le noir, double meurtre, dans le noir également, avec gargouillis de strangulation, et pour finir un simulacre de procès poussif. De nouveau, on en vient à s’interroger notamment sur l’usage répétitif de la dérision et du second degré, qui fragilise, voire oblitère les données fondamentales de l’œuvre de Shelley.
Dans sa réalisation, sorte de coïtus théâtral interruptus, Gutmann chasse l’angoisse métaphysique, enfouit le monstrueux, ridiculise le désespoir. Son Victor F frise la clownerie. Au lieu du rôle de lanceur d’alerte sur les dérives de la science qui peuvent conduire l’humanité à l’eugénisme ou au crime programmé, il endosse celui presque bouffon d’un dandy, certes cultivé, mais affranchi de toute responsabilité. Dommage, quand on se souvient du travail subtil qu’il avait accompli, humour compris, en adaptant le Prince de Machiavel. Risquons d’écrire qu’à trop vouloir se débarrasser des encombrantes références cinématographiques du mythe de Frankenstein, faisant assaut d’horreurs, de violences et de délires pseudo-philosophiques, Laurent Gutmann s’est laissé emporter par son désir d’innover. Mel Brooks, cependant, aurait pu être un bénéfique repère pour son habile conjugaison de la profondeur et de la satire.
Au final, Victor F lègue quand même quelques bonheurs. D’abord, la superbe scénographie d’Alexandre de Dardel, sorte de laboratoire vide dominé par un plateau de théâtre dont le rideau s’ouvre sur un firmament étoilé ou sur un paysage suisse panoramique idyllique. Deux images qui suffisent à dire l’immensité de la chimère incontrôlée de Victor. Viennent ensuite les interprétations de Cassandre Vittu de Kerraoul et Serge Wolf. Elle, en inénarrable fiancée déchaînée dans une chorégraphie érotique. Lui, en ami aveugle, attentionné et intuitif. Enfin, un trop bref moment d’émotion, lorsque, réunis dans la cage de verre du procès, le créateur et sa créature tentent désespérément et tendrement, pour l’un de vaincre sa terreur d’être père, pour l’autre d’accéder à l’affection de son géniteur. ¶
Michel Dieuaide
Victor F, d’après Frankenstein de Mary Shelley
Écriture et mise en scène : Laurent Gutmann
Avec : Éric Petitjean, Cassandre Vittu de Kerraoul, Luc Schiltz, Serge Wolf
Scénographie : Alexandre de Dardel
Costumes : Axel Aust
Lumières : Yann Loric
Son : Estelle Gotteland
Maquillages, perruques : Catherine Saint‑Sever
Collaboration artistique : Aurélien Desclozeaux
Masque : Alexis Kinebanyan-KFX Studio
Régie générale : Serge Richard
Régie lumière : Susy Malliar
Régie son : Estelle Gotteland
Régie plateau : François Pélaprat
Photos : © Pierre Grobois
Construction du décor : Ateliers des Théâtres de la Ville-de‑Luxembourg et de l’E.P.P.G.H.V.(la Villette)
Production : La Dissipation des brumes matinales
Direction de production : Emmanuel Magis
Coproduction : Les Théâtres de la Ville-de‑Luxembourg, le Granit S.N. de Belfort
Théâtre de la Croix-Rousse • place Joannès‑Ambre • 69004 Lyon
Courriel : infos@croix-rousse.com
Tél. 04 72 07 49 49
Représentations : les 25, 26, 27, 31 janvier 2017 à 20 heures, le 28 janvier 2017 à 19 h 30, le 29 janvier 2017 à 15 heures, les 1er, 2, 3 février 2017 à 20 heures
Durée : 1 h 30
Tarifs : 26 €, 20 €, 13 €, 10 €, 5 €