Vertiges de la rue
Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Chalon dans la rue compte parmi les plus importantes vitrines des arts vivants en espace public. Le guide du festival s’est vendu comme des petits pains dès les premiers jours. Indispensable pour trouver la perle rare parmi les 120 compagnies sélectionnées dans le Off. Une 38e édition sous un ciel capricieux.
Les arts de la rue ont leurs stars, tel Gildas Puget (dit Chtou), comédien hors pair, dont la présence garantit le succès d’une cour. Son talent ? La trépidante galerie de portraits. Sa scéno frontale pourrait s’accommoder de la salle, mais cet infatigable routard des festivals affectionne par dessous tout le public populaire… qui le lui rend bien.
De même Quartet Buccal s’est forgé une solide réputation. Dès le mercredi, jour consacré aux générales, ses gradins débordent de fans de la première heure comme de frais convertis. Elles sont quatre à remettre le couvert avec entrain, trente ans après leurs premiers succès. Une remarquable longévité que ce quatuor choral doit à ses chansons féministes culottées : tranches de vie savoureuses sur le sexisme ordinaire ou la condition féminine, dissection au scalpel des relations hommes-femmes.
« VNR », Quartet buccal © Stéphanie Ruffier
Si « Y’en a ras le bol » de 1994 ou l’évocation d’un bateau d’identitaires qui prend l’eau en 2015 n’ont pas pris une ride, les façons de dire ont changé ! Leur tour de chant en prend acte. Le dialogue intergénérationnel qu’elles mettent en scène avec leurs filles est particulièrement touchant. Souci de maîtriser un nouveau vocabulaire post Metoo, cancel facétieux (puisqu’on les entend quand même !) de leurs paroles qui désormais sonnent trop violentes.
Fini de traiter un malotru « d’enculé » ou de proposer de l’étriper. Le « sac à vénère », collecte des colères des spectateurices, évoque la Palestine, la défense des LGBT, l’usure du système hétéro-patriarcal, les personnes racisées… Leurs voix s’accordent aussi autour d’une visite chez la psy ou le tunnel de la comédienne de plus de 50 ans. À Chalon, elles fêtent leur anniversaire avec une belle rangée de bougies et invitent le public qui se sent femme à les rejoindre pour une chorale impromptue. Authentique, impertinent et militant.
Performance visuelle… à questionner
En regard de ces spectacles reposant sur l’énergie corporelle, les arts de la rue affectionnent les formes monumentales : grand charivari qui dérange les rues ou verticalité qui laisse pantois. Le manque de budget et l’obsession sécuritaire les ont considérablement réduits. La programmation IN a choisi de réactiver ce ravissement des sens en grand format avec le carnaval numérique de Komplex Kapharnaum et ADN, vertigineux mobile de la compagnie historique Transe Express, leur plus haute structure. Suspension d’acrobates, jeux de lumières associés au chant et aux tambours battants font toujours grande impression.
« L’Angle Disparu », Cie Retouramont © Stéphanie Ruffier ; « (Dé)formation professionnelle », Cie AMA © Stéphanie Ruffier
Transport visuel aussi pour la Cie Retouramont. Mais L’Angle disparu repose sur un seul corps évoluant sur une façade. Une chorégraphie sensible explore l’angle entre le sol et le mur d’un immense bâtiment rayé. Du Pythagore en danse verticale. Les lignes architecturales participent à l’hypnose visuelle, rectitude en contrepoint de la fluidité de cette robe verte d’où pointent des jambes renversées. Le violoncelle soutient la bascule et la beauté.
La virtuosité corporelle a un coût humain. (Dé)formation professionnelle, de la Cie AMA, renverse également le corps… mais en interrogeant l’art de se plier en quatre, au cirque comme dans tout travail. S’exposant sur une plateforme circulaire, une contorsionniste se tord l’esprit pour comprendre son burn out corporel. Sur des tapis bleus, le public est invité à tester son niveau d’hyperlaxité via le score Beighton. Étape préalable un peu fastidieuse avant la plongée dans le récit à la première personne. Car il s’agit moins d’exhiber une prouesse que de dérouler un récit de vie sur une base documentaire. Sujet courageux. La proposition refuse la démonstration sensationnelle pour mieux questionner la discipline qu’on s’inflige … jusqu’à ce que ça craque ! Perdre son statut d’artiste, serait-ce perdre son identité ? Une introspection plus philosophique que spectaculaire. Une invitation à écouter son corps.
Tirailler des sentiments sous des cordes
Jouer en rue nécessite de savoir s’accommoder de la météo. Si de nombreuses compagnies ont dû annuler et déplacer leurs représentations en raison du mauvais temps, d’autres se sont laissé gagner par la magie d’une pluie battante… et la ténacité confiante du public. D’amour ou d’amitié, proposition de la Compagnie Vraiment Super autour de Céline, la célèbre chanteuse québécoise, s’est mué en émouvant concert participatif, en complicité avec des festivaliers réfugiés contre un mur et quelques irréductibles fans choisissant de camper avec leurs K-way sous les cordes.
« It really-hurts when you hit the concrete », Cie Deronde / Deroo © Stéphanie Ruffier
Pour le duo de mimes acrobates hollandais Deronde / Deroo, ce fut une bénédiction ! Comme si le ciel s’accordait au propos. La première image surprend : un homme traîne son camarade comme une vulgaire poupée de chiffon dans les cailloux. Débute un étonnant jeu d’exploitation de l’autre, chevauchement, tiraillements, jusqu’à venir chercher la salive dans sa bouche, à se servir de son corps comme d’une antenne parabolique… D’étonnantes images absurdes, dont certains gestes toxiques laissent bouche bée. À quoi assistons-nous ? Une relation qui s’ajuste ? Un amour qui fait mal ? Le travail qui épuise ? Un œil pour œil, dent pour dent ?
Les visages restent impavides. Le corps épuisé insiste. Baiser bâillon. Le ciel ponctue d’éclairs une tentative de rébellion de celui qui subit l’oppression. Les forces s’inversent. On ne sait plus qui domine, résiste, ou se soumet. Puis vient la pluie. De plus en plus intense et drue, elle souligne l’insistance, l’acharnement à poursuivre, malgré tout. L’amour persiste. Le cri de Whitney Houston « I will always love you » s’élève alors que l’averse se transforme en déluge. Jusqu’où peut-on exploiter -machiner l’autre ? Jusqu’à se retrouver au pied du mur, lessivés par l’orage ? Le titre It really hurts when your head hits the concrete prend tout son sens. Superbe. Grand coup de cœur. Tant d’histoires à se raconter face à ces jeux dangereux. Très remuant.
Stéphanie Ruffier
#VNR, Quartet Buccal
Site de la compagnie
Musiques, arrangements, textes et chant : Corinne Guimbaud, Claire Chiabaï, Véronique Ravier, Marisa Simon
Mise en scène : Cécile Martin
Durée : 1 heure
Tout public à partir de 7 ans
Tournée ici :
• Le 5 août, Festival en Bastides, à Villeneuve d’Aveyron (12)
• Les 16 et 17 août, Festival international des arts de la rue, à Chassepierre (Belgique)
• Le 29 août, chorale éphémère, à Savigny-sur-Orge (91)
• Le 12 septembre, festival Strass et truelles, au Moulinage à Chirois (07)
• Les 20 et 21 septembre, Festival Cergy Soit !, à Cergy (92)
• Le 27 septembre, Espace Boris Vian, aux Ulis (91)
• Les 16 et 17 septembre, Zèbre de Belleville, à Paris (75011)
ADN, Cie Transe Express
Site de la compagnie
Musiciens : Agathe Bednarz, Aurélien Escala, Joël Catalan, Lucas Comte, Olivier Mirande, Tiphaine Moreau, Ivan Tziboulsky
Acrobates : Maelys Rousseau, Luah Backes Marques, Eva Manin, Gal Zdafee, Fantin Seguin, Lutz Christian, Béatrice Contreras
Chanteuses : Vanessa Hidden Gaillard, Anandha Seethanen
Direction artistique : Rémi Allaigre, Éleonore Guillemaud
Composition musicale: YvanTalbot et VanessaHiddenGaillard
Chorégraphe : Yasminee Lepe
Durée : 50 min
Tout public
Tournée :
• Les 22 et 23 août, au Festival International de Théâtre de Rue, à Aurillac (15)
L’angle disparu, Cie Retouramont
Site de la compagnie
Direction artistique et chorégraphie : Fabrice Guillot
Danseuse : Cybille Soulier
Direction technique : Olivier Penel
Durée : 25 min
Tout public
Tournée :
• Le 27 septembre, Festival Respire, à Tulle (19)
• Le 4 octobre, Château de Castelnau-Bretenoux, à Prudhomat (46)
(Dé)formation professionnelle, Cie AMA
Site de la compagnie
Texte, conception, interprétation : Elodie Guézou
Durée : 1 heure
Dès 6 ans
Tournée ici
It really hurts when you hit the concrete, Cie Deronde / Deroo
Site de la compagnie
Conception et création : DeRonde / Deroo
Avec : Tom de Ronde et Nick Deroo
Dramaturgie ; Pol Eggermont
Durée : 35 min
Tout public
Tournée ici
Festival Chalon dans la rue 2025, du 17 au 20 juillet
Plus d’infos ici
Photo de une :