Mémoire d’écorchée vive
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
La mémoire est cruelle lorsqu’elle n’existe plus que dans le souvenir ravageur d’une maman morte en déportation. Jean-Claude Grumberg signe avec « Votre maman » un récit à la fois tendre, drôle et tragique, dans lequel il évoque une vieille dame à la mémoire tristement sélective. Un bijou de texte, empli d’humanité, dont l’adaptation au studio Hébertot, par Wally V.Bajeux, avec Colette Louvois dans le rôle-titre, est d’une grande délicatesse.
Dans une maison de retraite médicalisée, une vieille dame à la mémoire en friche semble diluer son ennui dans des frasques, objets de discussions stériles entre son fils et le directeur de l’établissement. Les quiproquos s’enchaînent autour de cette maman, dont les seuls souvenirs sont ceux d’une enfance mutilée par la perte de sa propre mère, lors de la déportation juive. Face à cette mémoire individuelle, c’est celle de l’humanité qui est convoquée.
« Votre maman… / Ma maman ? / Elle s’est assise. / Elle s’est assise ? / Et ne veut plus se lever. / Et ne veut plus se lever ? / Vous allez comprendre ». Le directeur explique que la dame a emprunté une chaise roulante qu’elle refuse de quitter. Un faux problème pour le fils : « Elle veut qu’on la roule ? / Voilà / Bien, alors ? ».
En quelques répliques, en trois fois rien, est posé le gigantesque malentendu entre le fils de la résidente et le directeur. C’est une non-rencontre totale, absolue.
Sur un ton à la fois incisif et burlesque, Jean-Claude Grumberg nous invite à écouter ce dialogue de sourds qui n’est pas, on s’en doute, à prendre à la légère. Car d’une apparente broutille à une autre, on y va. Le drame se profile. Il y a bien plus qu’une vieille dame culottée qui s’approprie le fauteuil roulant de la voisine. « Rester debout des heures dans la neige, c’est ça qui donne des jambes fines, très fines, tellement fines que je pouvais me laver les pieds dans un fusil à deux coups », raconte maman. On est prévenu.
Crée en 2012 avec Pierre Arditi, Christine Murillo et Dominique Pinon, puis reprise par Charles Torjmann, avec la grande Catherine Hiegel, la pièce a pour origine un tragique fait divers lu dans Libération : une dame est retrouvée noyée dans 10 cm d’eau. Que s’est-il passé avant ? Jean-Claude Grumberg déroule son récit en remontant le temps. Il fait de cette noyade l’issue désespérée d’une rescapée de la Shoah. Car, il le reconnaît, l’auteur de l’Atelier et de la Plus Précieuse des marchandises, dont le père et les grands parents ne sont pas rentrés des camps, y revient toujours : la Shoah hante son écriture, soucieuse d’imprimer la mémoire collective du traumatisme subi. Cette fois, il ancre son texte en pleine actualité, dans un Ehpad.
Wally V. Bajeux s’empare de la pièce, avec la bénédiction de l’auteur qui, pour l’occasion, a écrit trois scènes supplémentaires. Elle nous livre un petit bijou de finesse et de délicatesse.
Jolie distribution
La maman, la sienne dans la vie, c’est Colette Louvois, ancienne sociétaire de la Comédie-Française : désinhibée, multi-facettes et multi-âges, à la fois maman, meilleure amie, adolescente, petite fille. Elle évolue avec aisance d’un registre à l’autre, perdue dans les époques, le regard vif, les cheveux noirs jais. Quel métier ! Elle parvient, tout en surfant sur la légèreté, à glisser petit à petit dans le désastre annoncé, nous emmenant à bras le corps dans sa tragédie. II est difficile de ne pas être séduit par le jeu tout en grâce de la comédienne, rayonnante en rouge coquelicot. Une vraie bonne idée de couleur.
Près d’elle, Marc F.Duret campe un fils tendre et attachant au regard triste. Petit chapeau de clown et veste aux rebords rouges, il assiste, impuissant, au spectacle de cette vie en miettes. Une comédie humaine se joue devant lui, il tente de faire face. Lorsque Maman disparaît et que les recherches sont lancées, il s’affole : gendarmes, chiens, sifflets… De quoi raviver toute la terreur d’enfance de sa mère. Jean-Paul Comart est, quant à lui, un directeur d’établissement tellement dépassé par ses soucis de gestion qu’il semble au bout de sa vie ! Quand il n’a plus les mots, il parle à ses employés avec un sifflet. « Voilà, voilà, voilà, voilà où nous en sommes ! » gémit-il devant les frasques de la résidente, tout en avalant ses anti-dépresseurs. L’incompréhension entre le fils et lui est abyssale, jusqu’à l’absurde. Comme l’explique Wally V.Bajeux, ils « parlent la même langue, mais pas le même langage ».
Noir et blancs : jeux de rideaux
Séparant les comédiens des spectateurs, un rideau noir transparent met à distance sans l’isoler le drame qui se joue. Frontière symbolique de la cage, ultime demeure-prison des personnes âgées. Une telle scénographie signe le credo inconditionnel de la metteure en scène : le droit à la vieillesse, et à la liberté. Barrer l’horizon n’est pas une option. Le message est fort, provoquant chez le spectateur l’envie spontanée de lever le rideau. L’ouverture et la fermeture de quatre pans de voilage blanc, symboles de la mémoire qui flanche ou s’épanche, se réveille ou se sclérose, donnent à l’ensemble une impression fluide et légère : tout est mouvance, comme le souvenir en va-et-vient. Un dispositif efficace qui permet en outre de montrer en ombres chinoises géantes, silhouettes monstrueuses et déformées, les deux hommes qui s’affrontent.
Au cœur de cette tension, le « pourquoi ? » du fils hurlé à la face du directeur. Pourquoi maman a-t-elle frappé ses voisines à coup de parapluie ? En sous-texte, elle a défendu son territoire, c’est son droit. Derrière ce pourquoi-ci, le grand pourquoi du génocide, comme une énormité projetée sur la toile. Silencieusement, maman s’en est allée, à la recherche de la sienne. En entendant « les chiens et les bottes », elle s’allonge dans un trou d’eau, et ne bouge plus. 🔴
Florence Douroux
Votre maman, de Jean-Claude Grumberg
Le texte est édité chez Actes Sud
Mise en scène : Wally V. Bajeux
Avec : Marc F. Duret, Jean-Paul Comard, Colette Louvois, Morgan Costa Rouchy en alternance avec Titouan Laporte et Mathis Duret
Scénographie : Wally V.Bajeux
Vidéo, effets spéciaux et assistant à la mise en scène : Titouan Laporte
Création lumière : Philippe Lagrue
Musique : Jean-Claude Pagni
Durée : 1 h 20
Studio Hébertot • 78 bis, bd des Batignolles • 75017 Paris
Du 27 septembre au 19 avril 2023, mardi à 21 heures, mercredi à 19 heures, dimanche à 11 h 30
De 11 € à 16 €
Réservations : 01 42 93 13 04 ou en ligne
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