Rechercher

« Benjamin, dernière nuit », de Michel Tabachnik et Régis Debray, Opéra de Lyon

« Benjamin, dernière nuit » © Stofleth

Au risque de la profusion

Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups

Face à tous les crimes contre l’humanité, l’Opéra de Lyon rend avec Régis Debray et le compositeur Michel Tabachnik un hommage vibrant à Walter Benjamin, philosophe, critique d’art et traducteur. À la direction d’orchestre, Bernhard Kontarsky, spécialiste de la musique contemporaine, à la réalisation scénique, John Fulljames et Michael Levine.

Fin septembre 1940, à Port-Bou, petite ville catalane de l’autre côté de la frontière française, Walter Benjamin, fugitif épuisé, met fin à ses jours. Allemand, juif, marxiste, exilé et apatride mais aussi intellectuel contesté, il refait, mentalement et sous l’influence de la morphine, le parcours pathétique de ses années d’errance et de persécution. Le temps d’une ultime nuit, il convoque ses amis ou connaissances : Arthur Koestler, Bertolt Brecht, André Gide, Hannah Harendt parmi les plus renommés. Une impressionnante galerie de célébrités dont aucune, par amour ou par pitié, par lâcheté ou par cynisme, ne lui donnera la force de survivre.

Avec un tel contenu, Régis Debray, auteur du livret, a l’intelligence et le courage de renvoyer chaque spectateur aux turpitudes sociales, morales et politiques de l’Europe d’aujourd’hui, celle qui fuit ses responsabilités face à l’afflux des réfugiés et aux débats nauséabonds sur la déchéance de nationalité. Benjamin, dernière nuit condense en une durée limitée, celle d’un adieu délibéré à la vie, le passé, le présent et le futur d’un homme extraordinaire. Celui qu’à de très rares exceptions près ses contemporains n’ont pas su reconnaître comme un penseur majeur de son époque et des décennies à venir. Ses œuvres jamais publiées de son vivant irriguent plus que jamais la réflexion et les travaux des chercheurs, critiques d’art, romanciers et dramaturges actuels.

Pour accompagner l’écriture de Régis Debray, initialement conçue comme une proposition de théâtre musical à forte connotation de cabaret satirique et politique, l’Opéra de Lyon a décidé de mettre à disposition du compositeur, du metteur en scène et du décorateur des moyens impressionnants. À chaud, au sortir de la représentation, le résultat artistique subjugue, et les ovations du public, plutôt jeune, y contribuent.

Partition savante et complexe, énergique et passionné collage qui associe, entre autres choix, chansons de variété, chœurs de synagogue, bribes de Chopin, références baroques et musique militaire, auxquels se joignent des mugissements de shofars et des voix suraiguës. Scénographie somptueuse dominée par une grande surface noire et brillante, figurant en fond de scène une sorte de cabinet de curiosités, de dépôt d’archives et de catacombe dédiés à la mémoire de Benjamin. Semblables à une exhumation puis à une inhumation, les mises en jeu des personnages qu’il a connus, portés par les choristes sans jamais toucher le sol, sont des instants d’une intense émotion. Elles témoignent véritablement de l’osmose du travail entre décorateur et metteur en scène. De la même manière, la cohérence du résultat théâtral se manifeste par une utilisation féconde de la vidéo proposant à la fois des images documentaires sur les années d’exil et de fuite, et des incursions tristement poétiques dans sa chambre ultime. Enfin, et c’est indiscutable, l’ensemble des solistes et des chœurs sont dirigés d’une main de maître préservant avec intelligence l’humanité de tous les protagonistes.

Et pourtant… Quand s’estompent les résonances immédiates du spectacle, une lente déception s’installe. La musique par son intensité récurrente, couvrant à de nombreuses reprises les voix, dilue le sens des mots. La séquence entre Brecht et Benjamin en est l’exemple le plus frustrant : violence sonore et mise en jeu tourbillonnante font de ce moment une infernale agitation. L’alternance systématique entre ce qui se joue hors champ (près du mur scénographié ou sur les écrans vidéo) et ce qui se déroule dans le champ (l’espace de la chambre à Port-Bou) agit au détriment de l’enjeu principal, à savoir l’irrésistible descente vers la mort du philosophe. L’omniprésence physique du chœur affaiblit par ses déplacements multiples certaines situations, créant ainsi une redondance avec les images projetées, comme lors de l’apparition d’Asja Lacis, l’amoureuse bolchevique.

S’insinue progressivement la sensation qu’en dépit de tous les talents réunis, on a fait un mauvais coup à Régis Debray et à Walter Benjamin. La profusion des moyens opératiques est trop pesante pour un texte qui demande plus de légèreté, plus d’ironie, plus de distance, et qui n’est pas un traité sur la pensée de Benjamin. Comme la cellule de Lady Macbeth de Mzensk, mise en scène par Dmitri Tcherniakov, la chambre dernière de l’apatride qui occupe ici le milieu du plateau aurait suffi pour rendre compte du désespoir sans issue et réunir autour du lit de mort les témoins de l’existence tragique de l’homme persécuté.

Restent heureusement, résistant à cette production en forme de mémorial, le duo chaplinesque et émouvant des deux interprètes du rôle de Benjamin (Jean‑Noël Briend, irréprochable ténor, et Sava Lolov, subtil comédien), la solitude poignante de Hannah Arendt (Michaela Selinger, mezzo-soprano virtuose), la prestation une nouvelle fois remarquable des chœurs, vocalement impeccables et d’une incroyable fluidité corporelle dans leurs costumes noirs de gardiens funèbres et la performance courageuse et énergique de l’orchestre sous la direction millimétrée et expérimentée de Bernhard Kontarsky.

Michel Dieuaide


Benjamin, dernière nuit, drame lyrique de Michel Tabachnik, livret de Régis Debray

Direction musicale : Bernhard Kontarsky

Mise en scène : John Fulljames

Avec : Jean‑Noël Briend (Walter Benjamin, chanteur), Sava Lolov (Walter Benjamin, comédien), Michaela Kušteková (Asja Lacis), Michaela Selinger (Hannah Arendt), Charles Rice (Arthur Koestler), Scott Wilde (Gershom Sholem), Jeff Martin (Bertolt Brecht), Gilles Ragon (André Gide), Károly Szemerédy (Max Horkheimer), Goele De Raedt (la Chanteuse de cabaret), Elsa Rigmor Thiemann (Madame Henry Gurland, comédienne), Baptiste Mansot (Joseph Gurland, élève de la maîtrise de l’Opéra de Lyon), Emmanuel Amado (le Patron de l’auberge, comédien), Bruno Froment (le Médecin, comédien)

Décors : Michael Levine

Costumes : Christina Cunningham

Lumières : James Farncombe

Chorégraphie : Maxine Braham

Vidéo : Will Duke

Son : Carolyn Downing

Photos : © Stofleth

Chef des chœurs : Philip White

Orchestre et chœurs de l’Opéra de Lyon

Assistant à la direction musicale : Hugo Peraldo

Assistante à la mise en scène : P.J. Harris

Assistant aux décors : Victor Labarthe d’Arnoux

Chefs de chant : Florian Caroubi, Adam Cigmam Mark, Marieke Hofmann, Agnès Melchiori

Régisseuses : Charlotte Goupille Lebret, Marie‑Cécile Leclerc

Les équipes techniques de l’Opéra de Lyon

Production : création mondiale, commande de l’Opéra de Lyon

Opéra de Lyon • place de la Comédie • 69001 Lyon

www.opera-lyon.com

Courriel : billetterie@opera-lyon.com

Tél. 04 69 85 54 54

Représentations : les 15, 18, 22, 24, 26 mars 2016 à 20 heures et le 20 mars 2016 à 16 heures

Durée : 1 h 30

Tarifs : de 10 € à 94 €

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories

contact@lestroiscoups.fr

 © LES TROIS COUPS

Précédent
Suivant