Brève rencontre avec Claire Lasne‑Darcueil, directrice du Conservatoire national supérieur d’art dramatique

Claire Lasne-Darcueil © Anna Darcueil

« C’est l’honneur de notre pays de garder le sens de l’inutile ! »

Par Rodolphe Fouano
Les Trois Coups

Comédienne, metteur en scène, Claire Lasne-Darcueil dirige le Conservatoire national supérieur d’art dramatique, à Paris, depuis décembre 2013. Elle évoque pour « les Trois Coups » le sens de sa mission et le rôle qu’elle assigne aux acteurs dans le renouvellement des formes théâtrales.

Votre projet vise une plus grande cohérence des enseignements avec une ouverture renforcée sur la société. Quel rôle l’acteur peut-il avoir dans le renouvellement des formes ?

Le Conservatoire doit relever un défi. L’utilisation de la vidéo au théâtre est aujourd’hui dépassée. La révolution de l’abstrait est en marche. Il faut penser la représentation de l’absence. Et le meilleur garant de l’émotion reste l’acteur qui prend des risques physiques et psychologiques en se mettant en danger sur un plateau.

N’est-ce pas plutôt des auteurs qu’il faut attendre le renouvellement esthétique ?

J’ai commencé à faire de la mise en scène pour faire connaître un auteur vivant. C’est dire mon intérêt pour l’écriture contemporaine. Laurent Gaudé et François Cervantes sont d’ailleurs ici artistes invités pendant trois ans : ils écrivent en accompagnant une promotion. C’est de ma responsabilité que les auteurs ne soient pas exclus de cette maison. David Lescot est aussi avec nous. Mais mon travail consiste d’abord à me préoccuper des acteurs.

Parlez-nous du plaisir de jouer. Il est, selon vous, quasiment d’ordre sexuel, n’est-ce pas ?

Disons érotique ! Pour rendre vivante la pensée d’un autre, il n’y a pas de meilleur outil que le corps. Cela renvoie à la pression artérielle, au souffle et à toute notre machinerie organique dont le fonctionnement est un bon exemple d’énergie renouvelable. L’acteur n’est pas en train de se regarder ou de réfléchir, il est dans un présent exaspéré par le temps de la représentation qui signale, du coup, le temps de la vie elle-même. Le théâtre réussit ainsi une expérience philosophique en saisissant avec des règles de saltimbanques le présent qui d’ordinaire nous échappe.

Vous êtes la première femme à diriger cette illustre maison fondée au xviiie siècle. Qu’est-ce que cela change ?

Il vaudrait mieux le demander aux autres ! Il est vrai que je suis une femme et une provinciale. De plus, je suis veuve et j’ai des enfants. En ayant plusieurs journées en une, les femmes sont souvent plus attentives à l’organisation du travail.

Le Conservatoire compte une centaine d’élèves formés sur trois ans pour un coût individuel annuel d’environ 44 000 euros. N’est-ce pas trop ?

La somme est comparable à celle d’autres formations. C’est un luxe, certes. Mais il faut être fier des dépenses en faveur de la culture. C’est l’honneur de notre pays de garder le sens de l’inutile ! C’est rassurant. Le Conservatoire est la seule école au monde à former trente acteurs chaque année. Et c’est de cette école d’acteurs que sont issus aussi bien des metteurs en scène et directeurs de théâtre. Nos élèves intègrent parfaitement le marché du travail, via le Jeune Théâtre national notamment. Nous ne sommes pas une école de chômeurs !

Dans quelle mesure le théâtre permet-il d’appréhender le monde ?

Je n’ai pas la prétention de définir ce qu’est ou devrait être le théâtre. Je suis attachée à la diversité des formes et des approches. Mais le théâtre restaure l’être humain. Il porte la vengeance, avec les mots, de ceux qui ont été « empêchés » : la pensée, la sensibilité y sont canalisées dans le corps. Je l’ai vérifié dans mon travail avec des personnes handicapées. Au-delà de ce cas précis, faire rire une salle fait du bien au monde. En outre, le théâtre souligne le sentiment d’appartenir à une communauté. C’est un point essentiel.

En 2015, mille trois cents candidats tentent le concours d’entrée qui se déroule en trois tours, de février à mai. On en comptait quinze en 1829, huit cent dix-huit en 1980. Pourquoi cette attraction en constante progression ?

C’est la voie royale ! Les profils des candidats sont variés. Les élèves sont d’origine sociale moins favorisée que ce que j’imaginais. Ils sont curieux, souvent passionnés par les utopies de groupe. J’accorde une attention quasi névrotique au concours. Il donne une photographie de la jeunesse d’aujourd’hui. Le rôle du jury est de repérer ceux pour qui faire du théâtre est une nécessité. La plupart du temps, les appréciations convergent. Il n’y a donc pas d’injustice. Un concours reste un exercice cruel, mais il faut l’assumer. Si quelqu’un le rate, qu’il réussisse ailleurs !

Comment le Conservatoire échappe-t-il à l’hypercentralisme ?

J’ai longtemps été une fourmi invisible de la décentralisation, un petit soldat du service public. Je veux transmettre ces valeurs. En fin de première année, les élèves font un stage en milieu rural, dans des lieux militants de l’éducation populaire. Cela leur fait beaucoup de bien. Il y a aussi l’initiation artistique en milieu scolaire. Ils vont au contact, sur le terrain. En seconde année, ils suivent des cours et des master class, parfois en Île-de-France ou en région. Le Conservatoire participe aussi à des festivals comme le F.I.N.D. (Festival of International New Drama) à la Schaubühne de Berlin, ou à Spoleto, en Italie. Et en troisième année, les élèves montent des ateliers. L’un d’eux se déroule à la M.C. de Grenoble.

Le Conservatoire a longtemps été l’antichambre de la Comédie-Française. Quelles passerelles concevez-vous entre les deux institutions ?

C’était l’une des faiblesses de mon projet initial. Mon itinéraire en région ne m’avait pas rapprochée jusque-là du Français, que je connaissais mal. Les liens passent aujourd’hui par le travail de professeurs tels que Gilles David ou Nicolas Lormeau. Laurent Natrella s’implique beaucoup également. Il a organisé un week-end à la Comédie-Française. Les élèves de première année ont vu quatre spectacles, visité les ateliers et échangé avec l’administrateur général. Éric Ruf a parlé avec eux jusqu’à 4 heures du matin ! Nous allons mieux diffuser au sein du Conservatoire la possibilité de devenir élève comédien à la Comédie-Française.

Et avec le Festival d’Avignon ? Des liens sont à réinventer.

Je crois qu’Olivier Py souhaite une présence active des écoles au sein du festival, mais aucun rapprochement n’est pour l’instant engagé avec le Conservatoire. Je connais bien Avignon, qui peut être un casse-pipe ! Je n’y enverrai les élèves, le cas échéant, que bien préparés. Le Conservatoire n’a pas besoin d’une « vitrine » à Avignon. En revanche, le festival, en dépit de certains artifices, peut constituer une expérience merveilleuse pour les élèves parce que s’y concentre un public unique, mû par une passion inouïe pour le théâtre. 

Propos recueillis par
Rodolphe Fouano


Photo de Claire Lasne-Darcueil | © Anna Darcueil

Pour plus d’informations, consulter le site du Conservatoire :

www.cnsad.fr

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Une réponse

  1. Aucun jury n’est infaillible… ce qui est une très bonne nouvelle. cf sur mon site le poème « Piano » in Fiançailles et promesses… (votre chapiteau tout près de chez mes parents pour Joyeux Anniversaire il y a quelques années, c’était tout tout doux). Par ailleurs, faut-il vraiment vivre le théâtre comme une nécessité pour en faire et même pour en faire son métier et même pour atteindre l’excellence ? C’est un peu contradictoire au fond de placer l’honneur à l’inutile et de faire de la nécessité un critère de choix. Je propose une nouvelle loi : sera reçu au concours quiconque pour qui le théâtre sera parfaitement superflu… et parce qu’il est superflu, précisément superflu, par voix de conséquence absolument vital… (ceci n’est en rien une réflexion politique sur le statut de l’intermittence, un simple constat fait il y a bien longtemps et que le texte « Du sens caché d’un art rituel » toujours sur mon site met en perspective… Jetez-y un oeil puis plus tard vous me direz… 🙂

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