« Électre », de Sophocle, le Grand T à Nantes

Électre © Christophe Raynaud de Lage

Des statues grecques qui laissent de marbre

Par Aurélie Mazzeo
Les Trois Coups

Artiste associé pour trois ans avec le Grand T, Wajdi Mouawad inaugure la saison théâtrale nantaise en présentant un premier triptyque intitulé « Des femmes », qui rassemble trois pièces de Sophocle. Un spectacle qui promettait beaucoup et qui déçoit autant.

Mouawad a peu à prouver depuis le succès de spectacles tirés de ses propres écrits. Ainsi, se lance-t-il dans une épopée tragique, portant à bout de bras, fraîchement retraduits, les plus grands mythes du théâtre antique. Parmi eux, celui d’Électre, dévorée par la soif de venger son père Agamemnon, mais contrainte de vivre sous le joug de celle qui l’a tué : sa femme à lui, sa mère à elle.

Au centre, un promontoire sombre surplombe un tapis de terre bientôt humide. Quelques chaises dispersées et des rails contournant cet espace viennent compléter la sobriété de la scénographie. Sous un rideau de pluie, le discours de l’oracle peut alors commencer. Lent, solennel, une parole vibrante dans un corps figé.

Cette apparition de l’oracle annonce l’état corporel dans lequel le public pourra observer les comédiens. Des statues de sel aux muscles raidis. Au creux d’une tension quasi permanente, les corps se touchent gauchement. Chaque mouvement conduit les comédiens d’un point fixe à un autre. L’étreinte d’Électre et sa sœur Chrysothémis, la provocation d’Électre s’asseyant sur les genoux de sa mère Clytemnestre, même les retrouvailles physiques de l’héroïne avec son frère disparu Oreste : plus formels que motivés, ces contacts pourtant primordiaux deviennent vains. Seule la scène de liesse fraternelle et érotique dans laquelle Électre et Oreste, torse et seins nus, s’aspergent d’eau sur une musique rock assourdissante libère furtivement de la sclérose ambiante. Furtivement.

Un texte vieux de 2 500 ans et notre monde contemporain

Mouawad maintient sa position d’artiste engagé dans la lutte contre le théâtre-spectacle de divertissement en refusant le naturalisme. Il porte ainsi son attention sur les échos entre un texte vieux de 2 500 ans et notre monde contemporain. Il rend par exemple la parole à des comédiens aussi jeunes que les personnages de Sophocle, dont on a pris l’habitude de distribuer le rôle à des acteurs plus mûrs.

Cette jeunesse qui se « consume » de rage et de douleur n’a plus que sa voix pour s’exprimer. Ces voix, dans Électre, maintiennent un même volume sonore et dramatique tout au long de la pièce. Ce manque de variations d’énergie et d’intentions ampute par moments le texte de sa puissance, court-circuitant par la même occasion l’intention du metteur en scène d’en faire le totem de son spectacle. En conséquence, on lui préférerait volontiers les hurlements de louve blessée délicieusement désaccordés de Sara Llorca.

La scénographie varie très peu au sein de la trilogie Des femmes. Mouawad l’utilise avec une certaine habileté quand il s’agit de créer plusieurs espaces sur une surface réduite. Il privilégie néanmoins la beauté distante de tableaux à l’agitation désordonnée de cette fourmilière antique. Le chœur sur rails, par exemple, n’effectue en tout et pour tout qu’un unique et laborieux tour de plateau. Vêtu de noir, prostré dans l’obscurité en fond de scène, il se fait oublier.

Cependant, on ne peut enlever le mérite à Bertrand Cantat, coryphée, d’offrir au spectacle ses trente meilleures secondes. Son chant puissant, et pour le coup d’un tragique authentique, résonne, « ébranle le sol » et les esprits. L’intention de Mouawad aurait été de faire mourir le chœur petit à petit, au fil de la trilogie. Électre ne met en scène qu’un unique et ultime sursaut. Pourquoi proposer des représentations individuelles quand une vue d’ensemble semble nécessaire à la bonne compréhension du projet ?

Enfin, on ne peut reprocher totalement à Électre de demeurer un spectacle impénétrable. Impossible, en effet, de ne pas se laisser happer ici et là par la puissance d’un texte dont la nouvelle traduction met en avant le lyrisme antique (en particulier lors du récit par l’oracle de la mort d’Oreste). Mouawad, fasciné depuis sa jeunesse par le « miracle grec », s’attache avec ténacité à ces longs temps de parole où il est donné à chacun d’aller au bout de son propos sans être interrompu. Ainsi, Électre peut dire sans opposition qu’elle souhaite tuer sa mère tout en étant assise sur ses genoux. Les passions, carcasses exposées pourrissantes au nez du public, s’entrechoquent. Des passions de femmes monolithiques qui font face, ancrées dans la terre, au courroux du destin. Rien à voir avec les femmes faibles, rebuts d’une société patriarcale, que dénoncent les féministes postées à l’extérieur du bâtiment. Des femmes fortes et éprouvées, devenues mythes du théâtre, qui nous feront tout de même attendre avec impatience la prochaine trilogie grecque de Wajdi Mouawad. 

Aurélie Mazzeo


Électre, de Sophocle

Traduction : Robert Davreu

Actes Sud, coll. « Actes Sud-Papiers », 2011

Cie Au carré de l’hypoténuse

Site : http://www.wajdimouawad.fr

Mise en scène : Wajdi Mouawad

Assistance à la mise en scène : Alain Roy

Avec : Bertrand Cantat, Olivier Constant, Samuel Côté, Sylvie Drapeau, Martien Bélanger, Charlotte Farcet, Pascal Humbert, Patrick Le Mauff, Sara Llorca, Alexander MacSween, Véronique Nordey, Marie‑Ève Perron

Conseil artistique : François Ismert

Création costumes : Isabelle Larivière, assistée de Cécile Recoquillon

Décors : Jacques Brossier

Création lumière : Éric Champoux

Assisté de : Éric Le Brec’h

Musique originale : Bertrand Cantat, Bernard Falaise, Pascal Humbert et Alexander McSween

Réalisation sonore : Michel Maurer, assisté d’Olivier Renet

Maquillage et coiffures : Angelo Barsetti

Photo : © Christophe Raynaud de Lage

Le Grand T • 84, rue du Général-Buat • 44000 Nantes

Site du théâtre : http://legrandt.fr

Réservations : 02 51 88 25 25

Les 20 et 23 septembre 2011, trilogie complète les 24 et 25 septembre 2011

Durée : 1 h 45

Tarif des places : 24 € | 20 € | 12 €

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