Entretien avec Laurence Février, metteuse en scène de « Tabou », le Lucernaire à Paris

Laurence Février © Margot Simonney

Viol : briser le tabou (et les clichés) via la scène

Par Marie Barral
Les Trois Coups

Fissurer le tabou autour du viol des femmes, faire comprendre qu’il touche n’importe qui, la plupart du temps dans le cercle intime, et que la société, qui cherche à se protéger, se méfie des victimes… Le spectacle « Tabou » est le fruit d’un an de travail, de discussions et de recherches animées par Laurence Février et les cinq comédiennes présentes sur scène. C’est surtout un grand moment de théâtre politique, soutenu par l’avocate Gisèle Halimi.
Histoire d’un spectacle raconté par Laurence Février, une femme comédienne, auteur et metteuse en scène qui transmet ses révoltes et sa consternation par les planches.

Comment en êtes‑vous venue à monter Tabou ?

Au sein de l’atelier de recherches d’écriture scénique que je dirige (à l’atelier René‑Loyon), je propose des thèmes sur lesquels nous travaillons avec les comédiens. Pour le viol, j’avais décidé au départ de constituer un groupe exclusivement féminin, afin que la parole puisse se libérer. Ce fut le cas. En discutant, nous nous sommes rendu compte de plusieurs choses : ce sujet est rarement traité dans les conversations comme un problème de société (mais seulement au travers de cas précis, de proches) ; nous avons toutes été l’objet d’agressions sexuelles ; nous avons toutes des stratégies de contournement lorsque nous sortons seules dans la nuit (changer de chaussures, de trottoirs, etc.). En lançant les travaux de l’atelier, je ne comptais pas monter de spectacle, mais suite à ces riches discussions, nous nous sommes demandé comment en parler…

Qu’est‑ce qui vous a guidées dans l’écriture des cinq récits de viol présentés sur scène ?

Pour monter un spectacle, il nous fallait un angle. La lecture du livre de Véronique Le Goaziou, le Viol, aspects sociologiques d’un crime (La Documentation française) nous en a fourni un. La scène du viol de nuit, par un agresseur inconnu, est qualifiée de scène idéale‑type totalement fantasmée par la société : la plupart des viols sont le fait d’agresseurs connus de leur victime, ils se déroulent dans les cercles familiaux, amicaux… Une femme sur dix a été violée ou le sera au cours de sa vie et, dans huit cas sur dix, elle connaît l’agresseur. J’ai été frappée : moi‑même, je croyais à la scène idéale‑type. D’après nos lectures en atelier, tous les cas de viol sont effectivement des cas particuliers.

Votre spectacle est essentiellement fondé sur la parole, peu sur les images (hormis celles des visages décomposés des femmes plaignantes et ceux, durs, des enquêtrices). Pourquoi ce parti pris ?

Je ne voulais pas montrer dans ce spectacle la violence physique de l’acte, cela était déjà fait au cinéma, à la télévision. En revanche, il n’y avait pas de pièces de théâtre sur le viol, et encore moins sur la violence subie par la victime lors de la procédure judiciaire. J’ai relu des retranscriptions de procès d’assises : c’est incroyable de voir le parcours du combattant mené par les présumées victimes, les questions souvent choquantes de la police, de la justice. C’est cette violence‑là que je voulais montrer.

La pièce s’ouvre par une foule de phrases prononcées par des voix off, qui s’enchaînent de plus en plus rapidement pour former un brouhaha anxiogène. Ce brouhaha, qui contraste avec la parole finale très claire de Gisèle Halimi, semble être nourri des pensées des femmes sur scène. Quelle était votre intention en introduisant le sujet ainsi ?

Ces bouts de phrase sont les pensées des femmes avant le viol : lorsqu’elles sont encore en sécurité, puis quand tout bascule. Par ce bruissement de mots, je voulais effectivement recréer l’angoisse permanente provoquée par le viol, le caractère émotionnel de l’acte.

Ces pensées sont aussi celles des femmes attendant le verdict du jury aux assises. Ensuite, flash‑back, l’on voit sur scène les présumées victimes interrogées par des comédienne qui représentent tout à la fois la police, la justice, la société. Dans ce tribunal, le public est le jury, c’est lui qui décide ou non de la culpabilité de l’agresseur.

Vous avez monté plusieurs spectacles de théâtre documentaire. Tabou fait‑il partie de cette catégorie ?

Lorsque je monte des pièces de théâtre documentaire, je reprends sur scène les interviews exactes que j’ai menées (avec l’accord des personnes interrogées). Dans le cas du viol, il était indécent de faire de même. Aussi, j’ai compilé une foule de faits réels, de phrases effectivement dites lors de procès ou parues dans la presse. Les cas dont je m’inspire sont très actuels, ils sont vieux d’un an…

À chaque fois, j’adapte au théâtre ce que je vois dans la société. Ce théâtre politique est un moyen d’ouvrir le débat.

Vous avez choisi la plaidoirie de Gisèle Halimi de 1978 pour illustrer un texte de 2012. Il n’en résulte aucun décalage ?

Non. En 1978, Gisèle Halimi dit tout, elle a pensé à tout. Sa plaidoirie a 36 ans, mais le sujet est encore tabou, la situation est toujours la même, elle a même régressé. 

Propos recueillis par
Marie Barral


Tabou, de Laurence Février

Avec la plaidoirie de Gisèle Halimi à la cour d’assises d’Aix‑en‑Provence le 3 mai 1978

Éditions L’Harmattan, collection « Lucernaire »

Chimène compagnie théâtrale (en résidence au Lucernaire)

Site : www.chimenecompagnie.com

Courriel : juliechimene@gmail.com

Mise en scène : Laurence Février

Assistante à la mise en scène : Julie Simonney

Avec : Véronique Ataly, Mia Delmaë, Laurence Février, Françoise Huguet, Carine Piazzi, Anne‑Lise Sabouret

Lumières : Jean‑Yves Courcoux

Illustration sonore et scénographie : Brigitte Dujardin

Photo de Laurence Février : © Margot Simonney

Le Lucernaire • 53, rue Notre‑Dame‑des‑Champs • 75006 Paris

Site du théâtre : www.lucernaire.fr

Réservations : 01 45 44 57 34

Du 5 septembre au 21 octobre 2012 à 20 heures, dimanche à 17 heures, relâche le lundi

Durée : 1 h 10

30 € | 25 € | 15 € | 10 €

Autour du spectacle (au Lucernaire) :

– dimanche 23 septembre 2012 à 15 heures : « Dire et entendre le viol », avec Emmanuelle Piet, présidente du collectif féministe Contre le viol

– dimanche 7 octobre 2012 à 15 heures : « Comment en finir avec le viol ? » avec une militante de l’association Osez le féminisme !

Entrée libre, réservation obligatoire au 01 42 22 66 87

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