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Entretien avec le comédien Denis Lavant et le metteur en scène Jacques Osinski, à propos du spectacle « Cap au pire » de Beckett

Denis Lavant dans « Cap au pire » © Pierre Grobois

Denis Lavant : « On est harcelé, dévoré par l’envie de néant, dans la vie »

Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Après la représentation de « Cap au pire » au Théâtre des Halles, à Avignon, le public a pu assister à une rencontre entre les membres du « Séminaire Avignon » de l’Association nationale de recherche et d’action théâtrale (A.N.R.A.T.) et les deux artistes, Denis Lavant et Jacques Osinski. 

Dans sa Note d’intention, le metteur en scène explique que le titre Worstward Ho serait inspiré d’un roman d’aventure de Charles Kingsley, Westward Ho (Cap à l’Ouest), célébrant les victoires de l’Angleterre. Dans l’œuvre de Samuel Beckett, « un homme s’enfonce dans une forêt de mots. Il sait qu’il ne trouvera jamais celui qui est juste mais il essaie ». Il s’agit donc aussi d’une aventure, mais langagière et intérieure. Le spectacle, qui se déroule dans une semi-obscurité, présente les pensées et le dire d’un corps exténué mais increvable. Immobile, au dessus d’un carré incandescent, Denis Lavant ressemble à une vanité, à un dieu, à un rêve évanescent se fondant dans un tableau noir. Il fait entendre le pire et le vide pour s’en débarrasser : un projet existentiel et esthétique absolu.

Cap au pire
, écrit dans la dernière période de Beckett, non traduit par lui, n’est pas pensé pour le théâtre. Pourquoi le porter à la scène ?

Denis Lavant : Cap au pire n’est pas destiné à la représentation mais quelque chose existe dans le face-à-face avec le spectateur : il évoque des « ombres » dans l’obscurité, des « troncs » assis, vous ! Ce texte véhicule un imaginaire, comme la poésie. Entre les mots de Beckett, l’élocution qu’ils impliquent, la présence du public qui respire, bouge, qui peut être hostile ou riant, mon propre état physique, mon espace intérieur, les images gravitent ! Quand on joue cette œuvre, on a plusieurs niveaux de pensées en même temps : on est empli du texte et de la vie, de rencontres, de passages, d’impressions.

Jacques Osinski : L’interrogation qui traverse Cap au pire – comment faire avec les mots – n’est-elle pas aussi celle qui traverse le théâtre ? Comment rendre une écriture au théâtre. Ce n’est que cela. Rien que cela. Je veux retrouver au théâtre la foi dans les mots. Les comédiens ont besoin des mots. Denis a le courage de les affronter. De plus, ce livre n’appartient pas au répertoire. De ce fait, il n’oblige pas à respecter des didascalies, il n’impose aucune esthétique. J’avais donc un champ plus libre, moins référencé.

Justement, comment avez-vous imaginé la mise en espace du texte ?
Jacques Osinski :
Cap au pire évoque une constellation, « la Grande Ours », la « pénombre », « une mèche » qui brûle encore et éclaire la feuille d’un écrivain à la « tête inclinée, main atrophiée ». Celui-ci se réfère à un vieil homme, un enfant, une femme. L’espace qui entoure son corps ne fait pas rêver et je ne voulais pas illustrer les images, représenter scéniquement le texte, construire le décor d’un spectacle traditionnel. Je souhaitais créer des sensations en travaillant la rythmique de la lumière et de l’espace. Par exemple, la fluidité des éclairages produit un contraste sur le visage de Denis, qui semble plus vieux à la fin de la pièce. Notre travail s’apparente à une performance : il s’agit d’assumer le parcours complexe et exigeant proposé par le texte, cette traversée dans l’immobilité. J’espère que le spectateur suit, rêve, écoute parfois avec une attention flottante, reprend le fil, accepte ce mouvement sans chercher à tout comprendre et reste disponible.

Denis Lavant : Au cours des répétitions au Studio 104, à la Maison de la Radio, nous avons testé des mouvements, mais l’idée d’immobilité était prépondérante. Mon regard s’est focalisé vers le sol puisque le crâne est « incliné » et que la vision est intérieure, puis il s’ouvrait un peu. Mais peu à peu, comme les yeux sont dits « clos écarquillés », le regard s’est encore épuré et s’est fermé. Sont restées les variations dans l’inclination du corps, guidées par les mots. Surtout ici, dans ce Théâtre des Halles où le spectacle a été créé : en découvrant cette pente de spectateurs si proches, j’ai levé imperceptiblement le visage et entrouvert les yeux.

Quelle direction d’acteur avez-vous mis en œuvre, dans cette forme minimale ?
Jacques Osinski : On travaille sur des images, des descriptions, une pensée objective et en mouvement, qui se déploie. Nous ne sommes pas dans un registre dramatique. Denis est un interprète qui joue avec ses sensations, ses émotions et la ponctuation du texte. En effet, les phrases sont très courtes et les points créent un rythme, une musicalité. Mais là, je laisse la parole à l’instrumentiste…

Denis Lavant : J’aborde ce texte très sculpté comme une partition. Les points, les virgules et la syntaxe constituent un tiers de sa compréhension. La ponctuation tient tout et je reste vigilant. Lorsqu’on a dépassé un certain stade de compréhension de Cap au pire, on pourrait presque remplacer les points par des virgules pour gagner en fluidité. Mais cela casserait la magie. Le point met fin, il termine, au présent. Beckett ajoute ensuite une phrase, puis une autre ; il creuse un sillon. Je respecte donc rigoureusement les points ! De plus, la syntaxe varie légèrement : on relève parfois de grandes phrases, des questions ou des propositions banales, au milieu de choses abstraites.

Denis Lavant © Nathalie Sternalski
Denis Lavant © Nathalie Sternalski

Ce texte est-il difficile à apprendre ?
Denis Lavant : Comprendre est plus difficile qu’apprendre. Pour approcher ce texte, il ne faut rien lâcher du sens des mots, de la vision concrète qu’il propose. Une fois que la trajectoire est claire, apprendre n’est pas rébarbatif. Certes, j’ai travaillé mon sens de l’orientation ! Je me suis appuyé sur la logique implacable, l’espèce de méthode d’investigation scientifique annoncée par Beckett, qui dit : « Encore. Dire encore. Tant mal que pis encore. », « le corps », « le lieu », « Dire un autre », « Mots qui empirent », « savoir ne se peut », « déproférer ». Un trajet se dessine, malgré les répétitions, les détours, les chutes et les silences qui se nichent entre les blocs de textes. Après les pauses et les hiatus, cela repart. Cette avancée, cette progression par étape m’ont aidé à incorporer la langue.

Quel rapport entretenez-vous avec l’humour, dans ce texte ?
Denis Lavant : L’humour fonctionne à plein. Dans le recueil de Beckett Poèmes, suivi de mirlitonnades, il existe un vers qui résume bien, à mes yeux, la tonalité de Cap au pire » : « En face/le pire/jusqu’à ce/qu’il fasse rire ». L’avancée que dépeint Beckett vers le néant ne me semble pas morbide. Au contraire, elle est pleine de curiosité et jubilatoire : l’humour se loge dans les mots, les sonorités et les images véhiculées. Quand je dis par exemple : « Nul avenir, là. Hélas, si », je rigole ! Cet auteur possède une telle lucidité, il est tellement radical dans sa démarche, que l’humour n’est jamais loin. Il en est ainsi de tous les grands. « Si plus obscur moins lumineux alors mieux plus mal plus obscur » ! [rires].

Beckett cherche-t-il à fuir son propre néant ?
Denis Lavant : Il envisage son avancée jusqu’à « plus mèche », élague jusqu’au néant et envisage l’état dernier. Donc il ne s’agit pas d’une fuite. Il me fait penser au poète assassin Lacenaire, qui a écrit ses mémoires en prison, au XIXe siècle. On le voit dans les Enfants du paradis : condamné, il craint de perdre la face lors de son exécution, alors, il imagine la mise en scène de sa mort, non sans une certaine cruauté. Le poète qu’est Beckett, obsédé par l’anéantissement, se permet aussi d’imaginer sa fin, de façon ludique. Il s’engage comme un forcené dans une quête qui ne me paraît pas morbide. Il constate que l’on est harcelé, dévoré par l’envie du néant dans notre vie. Cette aspiration se trouve au cœur de l’existence. On y est tous confronté. Je trouve cela passionnant.

Aviez-vous déjà travaillé les textes de Beckett ?
Denis Lavant : Officiellement non, mais je l’ai fréquenté lorsque j’étais jeune. J’ai vu En attendant Godot. À l’école de la rue Blanche, mes amis et moi citions souvent des répliques de Fin de partie. Au Conservatoire, j’ai travaillé un passage de Molloy. J’aime beaucoup Film, avec Buster Keaton, mis en scène par Beckett : ce moyen métrage de 25 minutes est un monument nihiliste et burlesque. Bref, l’humour désespéré de Beckett m’a alimenté, même s’il m’est arrivé de ne plus supporter cette absence de positivité. J’ai replongé dans son univers en lisant l’Image, pour la radio : l’économie de mots et les images très concrètes me ravissent. Le texte évoque un type allongé par terre qui lape la boue, fait un état de son corps avec sa main, et voit une image de lui-même dans une flaque, jeune, main dans la main avec une jeune fille, dans un pré. Dans Cap au pire, on retrouve cette image des mains, mais elles sont vides. Et le regard n’est plus chargé d’humanité.

Votre proposition de mise en scène laisse-t-elle une place à l’humour et au burlesque ?
Jacques Osinski : Cette tonalité est dans le texte et l’humour était très présent pendant les répétitions. Mais la pensée beckettienne incarnée par Denis, si concrète, possède une couleur différente à chaque représentation, en fonction du lien qui se noue avec le public. Ce soir, les spectateurs ont ri. Ce n’est pas une émotion que j’ai recherchée mais c’est cette écoute que je désire.

Plusieurs spectateurs ont trouvé vos silences jouissifs…
Denis Lavant : La parole, on la mesure, elle possède un rythme. Le silence est une découverte improbable. Il dure. Le temps devient flou. Pourquoi l’arrêter ? [rires] C’est un drôle de phénomène. [Silence] 

Propos recueillis par
Lorène de Bonnay, les membres de l’A.N.R.A.T.


Cap au pire, de Samuel Beckett

Worstward Ho est traduit de l’anglais par Édith Fournier, publié aux Éditions de Minuit

Cie l’Aurore boréale, les Déchargeurs

Mise en scène : Jacques Osinski

Avec : Denis Lavant

Scénographie : Christophe Ouvrard

Lumière : Catherine Verheyde

Costume : Hélène Kritikos

Teaser

Durée : 1 h 25

Photo : © Nathalie Sternalski (portrait de Denis Lavant), Pierre Grosbois

Théâtre des Halles Scène d’Avignon salle Chapitre • rue du Roi René • 84000 Avignon

Dans le cadre du Off d’Avignon

Du 6 au 29 juillet 2017, relâches les 10, 17 et 24

En tournée à l’Athénée – Théâtre Louis Jouvet en décembre 2017

14 €

Réservations : 04 32 76 24 51

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« Cap au pire », de Samuel Beckett, mis en en scène par Jacques Osinski © Pierre Grosbois

 

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