Les rayures de l’enfance
Par Bénédicte Fantin
Les Trois Coups
« Et leurs cerveaux qui dansent » est le fruit d’une écriture au plateau directement inspirée de l’expérience des comédiennes Vanessa Bettane et Séphora Haymann, toutes deux mères d’enfants « différents ». Il y est question de norme, mais le ton n’est pas morne pour autant.
Passée la joie de savoir ma place réservée pour la représentation de « Et leurs cerveaux qui dansent », je me dirige vers les Plateaux Sauvages avec un sentiment de gêne qui ne me quitte pas. Avec cette sensation que, par les temps qui courent, aller au théâtre devient un privilège réservé à un entre-soi de critiques et de « professionnels du spectacle ». On est loin de l’idéal d’un théâtre populaire… Mais ces représentations à huis clos restent malgré tout un moyen de célébrer et rapporter la vitalité des compagnies qui continuent à créer, à questionner le monde et ses représentations. C’est précisément l’enjeu du travail de la Compagnie Mare Nostrum, qui, avec sa nouvelle création, interroge notre désir de normalité.
L’adresse directe de la comédienne Séphora Heymann au public épars floute d’emblée la frontière entre fiction et réalité, entre gravité et humour. La couleur est annoncée : la pièce abordera le thème effrayant et fourre-tout des troubles neurologiques. Et plus particulièrement ceux des enfants respectifs de Vanessa Bettane et Séphora Haymann. Sauf que les deux comédiennes ont beau vivre la même situation, elles ne l’abordent pas de manière identique. Le déni forcené de l’une contraste avec l’acceptation d’inspiration stoïcienne de l’autre. Cette opposition initiale est au cœur du processus dramaturgique et constitue aussi un des ressorts comiques de la pièce. La mise en concurrence de ces deux points de vue sur la différence de leur enfant se matérialise dans la création d’un fil rouge plein d’autodérision : le concours de la « Meilleure maman de l’année ».
« Un spectacle malade »
La pièce interroge les désirs inavoués des mères tiraillées entre la volonté de donner naissance à un enfant « exceptionnel » et l’envie qu’il soit tout de même assez « normal » pour trouver sa place au sein de la société. Le spectateur suit le parcours fictionnalisé de Vanessa et Séphora qui cherchent à comprendre la différence de leur « enfant zèbre », terme consacré par la psychologue Jeanne Siaud-Facchin pour désigner les enfants à haut potentiel. Difficilement « apprivoisables », comme les zèbres, ces enfants se fondent dans le décor tout en s’y distinguant par leurs rayures. La métaphore se matérialise dans la scénographie, entièrement noire et blanche, sauf à de rares moments ainsi mis en exergue.
Les traditionnelles étapes médicales qui structurent la pièce (anamnèse, diagnostic, etc.) sont l’occasion de variations délirantes autour d’expériences vécues par les protagonistes. En pleine phase de déni, Vanessa s’auto-persuade qu’elle pourra soigner son enfant au Mercurochrome. La visite chez le gynécologue de Séphora se mue en demande de devis afin de choisir un enfant sur catalogue. Ces situations poussées à l’extrême insufflent de l’absurdité au cœur de la gravité et font office de catharsis, aussi bien pour les comédiennes que pour le public.
Pas de pathos, donc, mais un malaise subtilement distillé au fil de la pièce. La volonté est de « créer la structure d’un spectacle malade. » Le dispositif scénique est au service de ce projet : la cabine son et les projections vidéo donnent de l’ampleur aux déraillements en tous genres des comédiennes. Et c’est justement en sortant des rails de la pièce attendue et moralisatrice que le duo offre une belle réflexion sur la norme et sur son corollaire : la différence. ¶
Bénédicte Fantin
Et leurs cerveaux qui dansent, de Vanessa Bettane et Séphora Haymann
Texte et mise en scène : Vanessa Bettane et Séphora Haymann
Avec : Vanessa Bettane et Séphora Haymann
Dramaturgie : Vanessa Bettane, Séphora Haymann et Stéphane Schoukroun
Musique : Notoiof et Pregdan Mirier
Création lumière : Bruno Brinas
Chorégraphie : Marion Lévy
Son et régie générale : Cédric Henneré
Régie son : Guillaume Cailler
Scénographie et construction : Fred Fruchart
Costumes : Blanche Cottin
Direction d’actrices : Sophie Akrich
Durée : 1 h 10
Voir la vidéo réalisée dans le cadre de la collection « Regard sur », fruit de la rencontre entre deux réalisateurs et les artistes en résidence aux Plateaux Sauvages
Les Plateaux Sauvages • 5 rue des Plâtrières •75020 Paris
Dans le cadre de représentations professionnelles à huis clos, les 15 et 16 mars 2021
Reprogrammation prévue en septembre