La ballade du temps jadis…
Par Lise Facchin
Les Trois Coups
Yvette Guilbert, la grande « diseuse » de cabaret, hanta l’imaginaire de Lautrec et de Sym au même titre que la Goulue. Cette figure emblématique du Paris du tournant du siècle dernier, qui faisait défiler au gré de ses chansons une palette de portraits vivants et colorés, est aujourd’hui très méconnue. Certaines de ses chansons reprises par Brassens ou Barbara ont traversé le temps, mais son nom est tristement tombé dans l’oubli. Heureusement, il y a des chanteuses comme Nathalie Joly et des pianistes comme Jean‑Pierre Gesbert : des amoureux capables de servir autant que d’enrichir un répertoire comme celui d’Yvette Guilbert et de nous replonger dans une magie sans âge.
Le voyage commence à la sortie du métro : la navette de la Cartoucherie attend les spectateurs. Nous embarquons et, devant le spectacle du bus désert, les bras m’en tombent et je m’exclame : « Oh ! Un vieux bus ! ». Tout me revient alors en mémoire : les sièges en Skaï marron clair avec une poignée au sommet, le miroir rond et concave, le sol en linoléum brun foncé avec des reliefs antidérapants… Je n’ai que quelques années et je tiens la main de ma maman qui vient de venir me chercher à la maternelle… Le voyage commence. Puis c’est l’arrivée à la Cartoucherie, un des plus merveilleux endroits du monde, où je jurerai que l’on peut rencontrer fées et farfadets, où la magie se palpe ; où l’on rêve les yeux ouverts dans ce gigantesque corps de ferme qui sent bon le cheval et la terre. Nous entrons dans une petite salle toute vêtue de rideaux pourpres et noirs. Une scène et un piano. Rien d’autre. Ah, si ! Une chaise… Et le charme opère.
Axé sur la correspondance que la chanteuse française échangea avec Sigmund Freud, le spectacle est conçu avec une légèreté et une fluidité très surprenantes. Par un savant découpage des lettres et un jeu tout en finesse, Nathalie Joly et Jean‑Pierre Gesbert nous font découvrir des aspects insoupçonnés de ces deux grands personnages : la fragilité du professeur et la profondeur intellectuelle de la chanteuse. Mais, au-delà de l’aspect passionnant du documentaire, il y a l’interprétation de Nathalie Joly et l’univers chatoyant des chansons d’Yvette Guilbert. Le choix en est cruel mais judicieux, offrant tout le panel de son répertoire mêlant la légèreté à la critique la plus amère. Plus les morceaux se succèdent, entrecoupés d’intermèdes finement menés où des bribes de lettres viennent situer le personnage d’Yvette Guilbert et l’enrichir d’intimité, plus le spectateur s’étonne de la capacité de l’interprète à moduler sa voix et ses expressions, à jouer ses chansons. En cela, nous retrouvons la gouailleuse Parisienne, âpre chanteuse de cabaret, qui n’avait froid ni aux yeux ni au cœur.
Celui qui ne connaît pas l’œuvre originale n’aura, il est vrai, pas le même regard sur le spectacle. Il sera moins critique et le recevra comme une expérience neuve, vierge de toute attente et de toute appréhension. En entendant les premières notes d’une chanson, il ne se dira pas : « Tiens, elle est superbe celle-là, je suis curieux de voir comment elle va s’en sortir ! ». Mais, qu’à cela ne tienne, le connaisseur sera bien surpris ! Si la salle se prête à merveille à l’ambiance de cabaret, ce n’est pas elle qui nous catapulte au Moulin rouge, qui nous fait rencontrer Mme Arthur, la saoularde, les étudiants de l’hôtel du no 3, qui nous conte des histoires d’amour en pagaille, qui nous transporte du rire aux larmes ! Non seulement Nathalie Joly, dont le chant impeccable trahit une formation lyrique des plus solides, joue avec un bonheur palpable de toutes les ficelles du cabaret, mais en plus elle nous ravit par son interprétation toute personnelle du répertoire d’Yvette Guilbert. On est content qu’elle ne cherche pas à l’imiter, mais qu’elle s’en inspire pour lui donner une dimension actuelle et moderne sertie d’une puissance émotionnelle remarquable. Elle fait revivre le Paris du tournant du xixe siècle, le rendant tangible et accessible pour tout spectateur doté d’un peu d’imagination. Ah les voyages ! On en revient toujours un peu plus riche. ¶
Lise Facchin
le Je-ne-sais-quoi, d’après les chansons d’Yvette Guilbert
Chant et conception : Nathalie Joly
Piano : Jean‑Pierre Gesbert
Photo : © Antonia Bozzi
Spectacle ébauché sur une proposition de Paul Denis à la demande de la Société psychanalytique de Paris pour le 150e anniversaire de la naissance de Sigmund Freud et les quatre‑vingts ans de la Société psychanalytique de Paris
Théâtre de la Tempête • la Cartoucherie • route du Champ-de-Manœuvre • 75012 Paris
01 43 28 36 36
Vendredi et samedi à 22 heures, jeudi à 21 h 30, dimanche à 17 h 30
Durée : 1 h 45
18 € | 13 € | 10 €