« Les Irresponsables », d’Hermann Broch, Théâtre National Populaire à Villeurbanne

Les-Irresponsables-Hermann-Broch- Aurélia-Guillet

La montée du nazisme vue de l’intérieur

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Artiste associée au TNP par Jean Bellorini, Aurélia Guillet est encore une inconnue dans la métropole lyonnaise. La programmation des « Irresponsables » est l’occasion de découvrir cette jeune artiste qui aime se frotter à des textes exigeants.

C’est un roman de près de 300 pages qu’elle adapte, « Les Irresponsables », publié en 1951, alors que s’éteint Hermann Broch, juif autrichien. Injustement méconnu, cet auteur laisse une œuvre dans laquelle il analyse la montée du nazisme. Plutôt que développer l’aspect politique, il se penche sur les individus qui traversent leur époque, sans rien voir ni comprendre, ceux qu’il appelle Les Somnambules (nom d’un autre de ses romans), ceux-ci participant à l’effondrement des valeurs sans en avoir véritablement conscience.

Le sujet, on le voit, est complexe et la forme de l’écriture tout autant. Hermann Broch mêle récit, poésie et philosophie. Sa pensée fonctionne par fragments. Réduire cet opus à une pièce, même de trois heures, représente un véritable défi. Tout comme lui conserver une cohérence. Les Irresponsables, version Aurélia Guillet, est composé de deux parties distinctes : d’abord Le Récit de la servante Zerline, immortalisé par Jeanne Moreau dirigée par Grüber en 1987, puis une sorte de kaléidoscope où se croisent divers personnages.

Maria Piemontese dans les pas de Jeanne Moreau

Le Récit de la servante Zerline est un quasi monologue de plus d’une heure, la confession impudique que livre une femme de chambre au locataire de sa patronne. Lui, allongé sur son lit la plupart du temps, n’intervient pratiquement pas, passif et somnolent (somnambule ?). Situation improbable, voire socialement choquante. Déjà, qu’une histoire qui concerne la maisonnée soit racontée à un hôte par une servante représente une subversion sociale, surtout qu’elle livre des détails qu’on tait habituellement…

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© Juliette Parisot

Zerline est loin d’être innocente, elle se raconte dans ses aventures amoureuses, parle du plaisir, de la peur des hommes face au plaisir des femmes, mais aussi de sa jalousie : sa rancœur fait surface, en même temps qu’elle jette un regard aigu et sans complaisance sur l’injustice sociale, à l’œuvre même dans les rapports amoureux. Par moments, des images d’archives montrant des foules qui acclament le Führer se superposent à cette confession. C’est cela qui est intéressant : eux parlent d’autre chose, comme si rien ne se passait. La thèse de Broch est que l’irresponsabilité politique va de pair avec la perversion des âmes et des corps. Durant toute cette heure Maria Piemontese parle dans la pénombre, un jour crépusculaire où s’éteignent les idées. Son jeu est d’une grande sobriété et elle parvient pourtant à nous tenir en haleine, tant il est intense.

Les relations homme-femme, microcosme de la vie politique

La seconde partie est plus éclatée, plus difficile à suivre. Certes, la scène de sexe entre le locataire et la « bâtarde » (comme Zerline nomme la fille de la baronne) est crue et explicite, sur fond d’hommage au Führer, de recherche d’homme providentiel, d’humiliation au centre de la relation homme-femme. Puis se superpose, cette fois, une histoire bucolique d’apiculteur marchant tranquillement dans la campagne, tout en évoquant le sort de sa toute jeune fille laissée seule dans une ville qu’on n’imagine pas sans danger. Le locataire va tomber amoureux de cette petite Mélitta, et la « bâtarde » va se mettre en travers de cette relation, entraînant le drame.

Les-Irresponsables-Hermann-Broch- Aurélia-Guillet
© Juliette Parisot

Tout cela est sordide, violent, à l’image de ce qui se passe dans la société allemande. La rapidité voulue de la mise en scène, les enchaînements presqu’invisibles rendent la lecture difficile. Même si le spectacle est long, il manque un peu de temps à cette seconde partie pour qu’elle soit accessible.

Malgré cette réserve sur le montage des textes, il faut reconnaître à Aurélia Guillet un grand talent de metteure en scène et une grande science des éclairages. Malgré l’exigence de ce spectacle (et à cause de lui), cela vaut donc vraiment la peine d’y aller, surtout en ces temps de bruits de bottes et de montées des extrêmes droites en Europe : il nous donne à réfléchir. Ne soyons pas irresponsables… 

Trina Mounier


Les Irresponsables, d’Hermann Broch

Traduction et collaboration dramaturgique : Irène Bonnaud

Mise en scène, scénographie et lumière : Aurélia Guillet

Son : Jérôme Castel

Vidéo : Jérémie Scheidler

Costumes : Benjamin Moreau

Avec : Adeline Guillot, Maria Piemontese, Pierric Plathier

Et à l’image : Miglen Mirtchev, Judith Morisseau et Manel Morisseau-Coullic’h

Durée : 2 h 45 avec entracte

Théâtre National Populaire • Salle Jean Bouise • 8, place Lazare-Goujon • 69100 Villeurbanne

Du 3 au 19 mars 2022, du mardi au samedi à 20 h 30, jeudi à 20 heures, dimanche à 16 heures, relâche le lundi

Réservations : 04 78 03 30 00

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