Les damnés de la guerre
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups
Milo Rau, metteur en scène suisse, confronte les figures mythiques de « l’Orestie » aux désastres engendrés par les conflits syriens et irakiens.
D’emblée et tout au long du spectacle, Milo Rau installe un univers marqué par une porosité permanente entre l’Antiquité et notre monde contemporain, entre l’intimité des récits et la parole collective, entre la théâtralité et les documents tournés au Moyen-Orient. Ce qui l’intéresse chez Agamemnon, Clytemnestre et Oreste, comme chez les dictateurs irakien, syrien ou de l’État islamique, c’est la répétition infernale des violences et notre incapacité à y mettre fin.
Ainsi, mettant en action son principe de « réalisme global », le dramaturge, passionné par l’abolition du quatrième mur de la représentation, ouvre son spectacle avec un monologue où l’exceptionnel comédien Johan Leysen raconte sa passion d’enfance pour l’archéologie. Puis, se costumant à vue en Agamemnon, il étrangle sa fille Iphigénie. Quelques instants plus tard, la même scène est rejouée par des étudiants en théâtre, filmés à l’école des beaux-arts de Mossoul sous le regard de l’acteur flamand. De la collision de ces réalités parallèles naît la force d’un procédé dramatique qui va se répéter pour les meurtres de Cassandre, d’Égisthe, de Clytemnestre et des victimes civiles de la barbarie d’aujourd’hui.
À l’aide de ce tuilage permanent entre le passé et le présent, Milo Rau s’exprime avec une grande virtuosité. Il conjugue jeu distancé, traces documentaires sur Mossoul détruite, où toute son équipe a séjourné, et témoignages d’artistes irakiens, diffusés en parfaite synchronicité avec les interventions des acteurs présents sur le plateau. À noter aussi, le mélange des langues porté par une distribution européenne et irakienne.
Milo Rau vs Sorj Chalandon
En dépit de toutes ses qualités indiscutables, Oreste à Mossoul m’est apparu au fil de ses séquences comme une œuvre certes intelligente mais relativement froide. En vagues successives s’est imposé à ma mémoire le roman de Sorj Chalandon intitulé le Quatrième mur. Même si je sais que comparaison n’est forcément pas raison, la transposition romanesque créée par l’ancien grand reporter à Libération, qui fut un des premiers observateurs à pénétrer au Liban dans les camps de Sabra et Chatila, a pris plus de densité émotionnelle que l’impeccable maîtrise des allers et retours de Milo Rau, entre jeu distancé et reportage vidéo. Là où Chalandon s’insurge contre les horreurs et les limites d’un projet théâtral en temps de guerre, Rau se contente d’établir des constats. Là où Georges, le personnage principal du Quatrième mur, reconnaît que « personne ne quitte ce monde vivant », Rau laisse le dernier mot à Eschyle : « souffre et apprends ». En sortant du théâtre, j’avais la sensation embarrassante de ne pouvoir m’appuyer que sur ma bonne conscience et mon impuissance. ¶
Michel Dieuaide
Oreste à Mossoul, d’après l’Orestie d’Eschyle
Spectacle en néerlandais, anglais et arabe, surtitré en français
Mise en scène : Milo Rau
Avec : Duraib Abbas Ghaieb, Susana Abdulmajib, Elsie De Brauw, Risto Kübar, Johan Leysen, Bert Luppes, Marijke Pinoy
Durée : 2 heures
Dramaturgie : Stefan Bläske
Film : Daniel Demoustier et Moritz von Dungern
Montage film : Joris Vertenten
Lumière : Dennis Diels
Scénographie : Rulmtevaarders
Costumes : An De Mol
Assistante à la mise en scène : Katelijne Laevens
Production : NTGent-Théâtre national de Gand (Belgique)
Schauspielhaus Bochum (Allemagne)
Coproduction : Tandem Théâtre Arras-Douai
Avec le soutien de : Belgian Tax Shelter
Dans le cadre du Festival Sens Interdits
Théâtre des Célestins • 4, rue Charles Dullin • 69002 Lyon
Le 22 octobre 2019 à 2O h 30, et le 23 octobre 2019 à 20 heures
De 21 € à 9 €
Réservations : 04 72 77 40 00
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ la Reprise de Milo Rau, par Lorène de Bonnay