« Souvenirs d’un pauvre diable », d’Octave Mirbeau, Théâtre du Marais à Paris

« Souvenirs d’un pauvre diable » © Julien Borel

Un Mirbeau miroitant de mille feux

Par Amandine Pilaudeau
Les Trois Coups

À l’approche des fêtes de fin d’année, vous pensez irrémédiablement aux discordes familiales que suscitent de tels évènements ? Car, comme on dit, on ne choisit pas sa famille. Octave Mirbeau, lui non plus, n’a pas choisi sa famille. D’ailleurs, il ne se prive pas de nous la dépeindre de la façon la plus satirique qui soit dans les « Souvenirs d’un pauvre diable ». Servie par deux comédiens complices et brillants, la mise en scène du texte par Anne Revel‑Bertrand est une très belle réussite !

Sans reprendre les thèses des plus grands psychanalystes et psychologues, c’est désormais pour nous un fait avéré que l’enfance est le terreau de la vie d’un homme. La chose semblait moins évidente en 1895, lorsque Octave Mirbeau écrit les Souvenirs d’un pauvre diable. Cette nouvelle, extraite des Contes cruels, nous livre un texte incroyablement avant-gardiste sur ces théories‑là. Grinçant, moqueur et lucide, M. Mirbeau produit une écriture des plus belles qui soient.

Souvenirs d’un pauvre diable narrent les souvenirs d’enfance d’Octave Mirbeau, enfant mal‑aimé et malmené entre un père autoritaire, une mère condescendante et deux grandes sœurs hystériques de jalousie. Publiée sous forme de feuilleton, l’œuvre autobiographique de Mirbeau se prête facilement à un découpage en différentes scènes. Les tableaux se succèdent sous nos yeux et nos oreilles ne se lassent pas du ton cynique et décapant que s’octroie la parole. Les mots fusent, car ils sont portés par deux voix : deux comédiens pour un seul et même rôle, celui d’Octave. Les Souvenirs d’un pauvre diable perdent ainsi progressivement leur littéralité pour se transformer en pièce de théâtre : la succession des saynètes devient logique, presque naturelle.

Une pléiade de personnages

Ceci est dû indéniablement à la prépondérance des dialogues dans le texte. Nous n’entendons pas parler uniquement Octave Mirbeau, mais aussi son père, sa mère et ses sœurs ; ainsi que sa cousine, vieille fille. La dynamique du texte n’en est rendue que plus vivante et mordante. Les niveaux de représentation s’emmêlent et la mise en abyme n’est jamais très loin. Happée par une matière si féconde, Anne Revel‑Bertrand a su enrichir sa mise en scène en faisant incarner ces personnages par ses (bons) comédiens. Patrick Coulais et Yves Rocamora se relaient dans le rôle d’Octave le temps d’interpréter tous les autres personnages. Pas un n’y échappe. Minimalistes, les changements de rôles se font par l’usage d’un chapeau pour la mère d’Octave ou la prise en main d’une canne pour le père. C’est un défilé virevoltant de protagonistes tous plus loufoques les uns que les autres.

La scène, ce lieu de la mémoire vivante de l’enfant Mirbeau, est toujours soumise à son regard perçant et satirique. Les expressions indignées de la mère ou les sanglots de la sœur – dont le mariage risque d’être repoussé pour une question de trousseau – témoignent d’un comique clownesque, voire burlesque. Les références à l’esthétique galante du début du xviiie – qui consistait en une idéalisation de l’objet décrit – sont mélangées à une prolifération d’adjectifs caustiques. Les comédiens et leur metteur en scène l’ont bien compris. Derrière la grâce des larmes est jouée la déformation d’un visage ou le ridicule des postures. Les codes littéraires sont déjoués : l’écart entre la norme sociale et la représentation est savoureux.

Ces souvenirs, bien que cruels, suscitent chez le spectateur un rire incontrôlable. Et pourtant, comme nous venons de le dire, nous rions de cette cruauté, qui est d’autant plus choquante qu’elle est issue du milieu familial. Progressivement, nous nous attachons à ce personnage « né avec le don fatal de sentir vivement, de sentir jusqu’à la douleur, jusqu’au ridicule ». À travers cette sensibilité précoce, Octave Mirbeau partage avec le spectateur tous les moments forts de son enfance et de son adolescence : rien n’est dissimulé. L’autocensure n’est pas appliquée, pour notre plus grand plaisir. Les premières amours, les premières découvertes, la première maladie grave, les premières désillusions, les premiers chagrins : toutes ces premières fois agréables ou douloureuses façonnent le parcours initiatique qui va du jeune homme à l’écrivain talentueux que deviendra Octave Mirbeau.

Derrière la satire, la sensibilité

Sur la durée du spectacle se révèle la vraie force du passage de flambeau entre les deux comédiens : il permet de mettre en avant plusieurs facettes du personnage principal. Tandis qu’Yves Rocamora parvient à nous faire sourire tendrement en évoquant la fougue érotique du jeune Mirbeau à la puberté, Patrick Coulais nous émeut intimement, lorsque ruissellent sur les joues du petit Mirbeau des larmes d’incompréhension et de solitude. La pertinence du jeu va de pair avec la finesse de l’écriture. Ce duo terriblement soudé et comique semble avoir été destiné à jouer ensemble ce pauvre diable !

Pour notre plus grand bonheur, les Souvenirs d’un pauvre diable ne sont que le premier volet d’un triptyque sur Octave Mirbeau, à l’occasion de son centenaire en 2017. Vu la réussite du premier, nous avons hâte d’assister aux deuxième et troisième ! 

Amandine Pilaudeau


Souvenirs d’un pauvre diable, d’Octave Mirbeau

Adaptation d’Anne Revel‑Bertrand d’après la nouvelle Souvenirs d’un pauvre diable d’Octave Mirbeau

Cie Anne-Revel-Bertrand

Site : www.compagnie-arb.fr

Courriel : compagnie-arb@orange.fr

Mise en scène : Anne Revel‑Bertrand

Assistante : Florence Mercier‑Handisyde

Direction musicale : Patrick Durand

Avec : Patrick Coulais et Yves Rocamora

Photos : © Julien Borel

Théâtre du Marais • 37, rue Volta • 75003 Paris

Métro : Arts-et-Métiers

Du 25 octobre au 22 décembre 2012, les jeudi, vendredi et samedi à 20 h 45

Durée : 1 h 10

Tarif : 20 euros

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