Comment Damien Jalet déplaça les montagnes
Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups
Coup de tonnerre avec ce « Yama », spectacle de danse inspiré des folklores, au sens le plus noble du terme. La montagne y est le lieu de tous les dangers, de tous les prodiges, de tous les exorcismes. Quelle joie de pouvoir se laver les yeux, et le cœur, à leur source merveilleuse. On en ressort ébloui, apaisé. Osons le dire, « aux anges ».
Première trouvaille, le décor, ce disque à facettes surélevées, percé d’un trou central, imaginé par le plasticien Jim Hodges. Une matrice qui, au gré des scènes, servira d’iris, de siphon, de crevasse, d’épicentre au séisme. Il dit aussi bien le danger que l’origine du monde, le lent solo du début ne laissant aucun doute sur son caractère sexuel.
Quoiqu’on se demande si c’est celui d’un garçon ou d’une fille. C’est la deuxième trouvaille : la silhouette androgyne, antique, organique de tous les interprètes, avec ces énormes perruques tressées par Jean-Paul Lespagnard, grand couturier de ce bal sauvage. Leur crin volant au-dessus des têtes comme jadis le grain des moissons, ou des spores émis par cette drôle de plante à neuf têtes.
Entrez dans la transe
Puissante bande-son de Winter Family, dont le vrombissement rappelle un instant celui de Fukushima, avant de se muer en un torrent qui emporte tout. C’est désormais à peine si on reconnaît des corps dans ces bouquets de jambes nues, ces polypes ondulant les uns sur les autres, un peu comme les Mummenschanz (une compagnie suisse de théâtre de masques, de clowns et de formes animées).
Ils sont tous extraordinaires, et c’est avec bonheur qu’on les voit à la fin arracher leurs masques et lentement, redevenir des hommes, non sans douleur. Autour de la caverne, les danseurs, à visage découvert, font soudain le pont pour goûter les quelques gouttes de pluie que la musique fait tomber. Un instant de pure poésie. Le calme avant la tempête, qu’ils vont sortir de leurs gosiers. Oui, vous avez bien lu. Insensiblement, ces chamans tourneurs s’accompagnent de sons produits de leurs propres bouches, ensemble et en cadence. Bienvenue au Tibet, ou dans le Bronx.
L’art de Damien Jalet est direct, sans complexes, joyeux et cultivé. Il emprunte au kathakali comme au breakdance, salue Carolyn Carlson, cite Nijinski, bref connaît ses classiques, mais aussi leurs aînés, ces rites qui célèbrent les noces d’Éros et de Thanatos. Leurs participants dansent au bord du gouffre, bientôt happés par lui, sorciers et offrandes à la fois. Pour nous, en moins d’une heure, ils seront mille fois tombés, mille fois ressuscités, en autant de tableaux vivants d’une stupéfiante beauté.
Rien d’étonnant que le musée du Louvre lui ait confié en 2013 la réalisation d’un parcours dansé, Les Médusés, qui contenait en germe ces merveilles. Ni que son Yama soit en 2017 applaudi au Festival de danse de Cannes, dirigé par Brigitte Lefèvre, l’ancienne directrice de la danse à l’Opéra de Paris, comme à Rennes. On comprend moins, voire pas du tout, pourquoi la tournée s’arrête là en notre cher pays. Partout ailleurs dans le monde, on vibre, émerveillé, à leur tremblement de terre. ¶
Olivier Pansieri
Yama, de Damien Jalet
Production : Scottish Dance Theatre
Chorégraphie : Damien Jalet
Avec : Harry Clark, Francesco Ferrari, Amy Hollinshead, Anne-Charlotte Hubert, Alison Jaques, Jessie Roberts-Smith, Oscar Pérez Romero, James Southward, Astrid Sweeny
Assistants : Meytal Blanaru, Emilios Arapoglou
Scénographie : Jim Hodges
Lumière : Emma Jones
Costumes : Jean-Paul Lespagnard
Musique : Winter Family
Rythmes additionnels : Gabrielle Miracle
Son : Frédéric Morier
Durée : 55 minutes
Teaser vidéo
Photo © Brian Hartley
Théâtre national de Bretagne • 1, rue Saint-Hélier • 35000 Rennes
Le mardi 13 décembre 2017 13 à 20 heures, le jeudi 14 à 19 h 30 et le vendredi 15 à 20 heures.
De 11 à 27 €
Réservations : 02 99 31 12 31
À découvrir sur Les Trois Coups
Les Musiciens du silence, de Mummenschanz, par Léna Martinelli