La tragédie en 90 minutes chrono
Par Élisabeth Hennebert
Les Trois Coups
Les jeunes prodiges de la Compagnie Luce érigent l’adolescence au rang d’épopée antique et élargissent le lycée aux dimensions d’un amphithéâtre grec.
Au début, on pense assister à l’une de ces nombreuses comédies bien enlevées et furieusement sonorisées, sur un sujet de société assez incontournable : le mal-être adolescent. Ils sont tous là, sous des masques blancs : le geek premier de classe, la jolie nympho, la rebelle en sarouel, l’accro aux herbes rares, l’animateur de radio étudiante. C’est rigolo et techno, cela pétille et titille. D’autant plus que l’auteur étant canadien francophone et la troupe française, Marie-Line Vergnaux prend le parti d’une mise en scène respectant le texte original, plein d’anglicismes savoureux, tout en renonçant à essayer de singer l’accent québécois. On est donc dans une langue entre deux, à mi-parcours entre les continents. Ce décalage apporte juste ce qu’il faut d’étrangeté pour parler d’un âge qui joue volontiers avec les codes (verbaux).
Et puis, sans prévenir, Camille Plocki entre en scène. Plus exactement, elle apparaît sous une douche de lumière (coup de chapeau d’ailleurs à la créatrice lumières, Aleth Depeyre, pour l’ensemble de son œuvre). Cette comédienne n’incarne pas un personnage triste : elle est la Tristesse même. Il arrive rarement d’avoir à ce point l’estomac noué par la puissance d’incarnation d’un acteur. Chaque mot qu’elle prononce est tristesse, chacun de ses mouvements est lassitude, chacun de ses regards est détresse. Quelle générosité dans l’interprétation de cette demoiselle qui semble avoir convoqué sur scène tout ce qu’elle a pu vivre, côtoyer, observer, du côté le plus noir de la dépression, pour arriver à une vérité si complète dans sa proposition. On ne comprend pas immédiatement quel est son personnage. On s’interroge, et c’est la clé d’un suspense qui ne nous lâche plus jusqu’à la fin.
Car deux questions nous taraudent dans cette pièce qui commence comme une rigolade, avant de s’engager sur une pente de plus en plus glissante. Qui est cette femme ? Pourquoi « 2 :14 » ? Le rétrochrono est enclenché et le rythme devient infernal. La plaisanterie tourne à la tragédie classique avec unité de temps, de lieu, d’action ; à la tragédie antique, avec chœur et coryphée. Le lycée est un huis clos d’où l’on peut s’échapper en ouvrant des fenêtres, mais pas toujours. Antigone, Iphigénie, Oreste s’appellent Katrina, Jade, Charles…
Le théâtre classique en colis plat
Que ceux qui vomissent Euripide, Eschyle et autre Racine se rassurent. Le langage est ultracontemporain de part en part. On est écroulé de rire plus des deux tiers du temps et le ton est toujours aussi alerte. Et puis, quelle veine inépuisable que le bric-à-brac de la société de consommation dont notre quotidien est truffé et qui sans cesse fait irruption dans la scénographie. Non, ce n’est pas une pièce ringarde. Une œuvre drôle, mais pas légère.
L’auteur explore avec de finesse les facettes du monde adolescent, faisant de chaque teenager un héros homérique. Seul peut-être le personnage de Charles demeure insuffisamment développé. Mais la distribution, remarquable, emporte l’adhésion : chacun est parfait dans son rôle. Retenez bien les noms de cette pléiade : Barbara Chaulet, Bob Levasseur, Claire Olier, Marc Patin, Camille Plocki, Alexandre Schreiber, Grégoire Isvarine.
On l’aura compris, l’histoire ne finit pas bien. Pourtant les spectateurs sortent galvanisés parce qu’ils viennent d’assister à l’éclosion d’une couvée de jeunes artistes brillants, poignants, travailleurs, déjà expérimentés, alors même qu’ils tombent du nid. La Compagnie Luce, c’est l’histoire d’une naissance : la petite luciole est déjà une belle étoile. ¶
Élisabeth Hennebert
2 :14, de David Paquet
Mise en scène : Marie‑Line Vergnaux assistée de Barbara Chaulet
Avec (en alternance) : Pauline Büttner ou Camille Plocki, Barbara Chaulet, Bob Levasseur, Claire Olier, Marc Patin, Alexandre Schreiber, Grégoire Isvarine ou Arthur Viadieu
Création Lumières : Aleth Depeyre
Régie : Dimitri Viau et Antoine Perez
Durée : 1 h 10
Photo : © Bastien Spiteri
Dans le cadre du Off d’Avignon
Théâtre du Roi René • 4 bis, rue Grivolas • 84000 Avignon
Jusqu’au 30 juillet 2017, à 10 h 14 (relâche les mercredis)
De 10 € à 19 €
Réservations : 04 90 82 24 35
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