Sous la table, leurs tombes
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Katabase sans remontée, « A Noiva e o Boa Noite Cinderela », de Carolina Bianchi nous entraîne dans un labyrinthe sanglant, pour nous y laisser sidérés et nus : toi qui entres ici, abandonne tout espoir. Une performance radicale sur le viol et le féminicide qui oscille entre Vanité et stèle. Puissant.
On pense assister à une conférence : table, verre d’eau. La metteuse en scène s’adresse à nous : elle est brillante. Devant elle, une pile conséquente de feuillets, comme une thèse. Derrière : une surface de projection. Et de fait, le spectacle passionne dès l’entrée par sa documentation, sa culture : Melville, Botticelli, Dante, Bolaño… Il ne cessera en même temps d’interroger la place des mots, les limites de l’art en général, du théâtre, en particulier. Une artiste s’interroge, partage avec nous le vertige de la vacuité de la foi en l’humain, en l’art. Avec une sorte de rage et de désespoir, elle dynamite alors sa position savante. Devenue chienne, rat, elle se met à creuser la terre des tombes, à courir dans un labyrinthe de cauchemars, nous entraînant dans le trou.
Pas de mots qui tiennent sur les ossements des mortes, sur leurs corps dépecées sans fin, depuis la nuit des temps. La conférence laisse place à un conte cruel qui n’aurait pas de fond, comme un labyrinthe sans sens : l’enfer. Car n’espérons pas d’explication au carnage, il n’y en a pas. Pour comprendre le viol, le désir n’entre même pas dans l’affaire. Même le mot qui désigne le crime ne dit rien.
Ici, le théâtre est impuissant car la performance, qui occupe la deuxième partie du spectacle, semble réduite à une expérimentation sur soi-même, protégée par les lieux du musée ou du théâtre. Dehors, c’est la forêt où rodent chiens et loups, la route où la performeuse Pippa Bacca finit violée et assassinée. L’enfer, c’’est les autres, l’enfer, c’est partout.
Fuck la catharsis
Et tout en respirant mal, tout en éprouvant les limites de ce qu’on accepte de voir, on peut être reconnaissant.e de la franchise désespérée, sans concession de Carolina Bianchi. Cette dernière s’expose d’abord dans les mots qu’elle crache, dans sa présence tendue et désespérée. Et puis, elle pousse jusqu’à la limite en s’adonnant à une performance qui fracture la représentation en deux. Alors, la metteuse en scène se déprend de tout pouvoir, et nous laisse extérieurs : elle va obscure dans la nuit solitaire jusqu’à une forme de viol scopique qui nous réintègre peut-être, mais dans une position malaisante de voyeurs complices. Pas de catharsis.
En performant sur la drogue du violeur, baptisée « bonne nuit, Cendrillon » ‘d’où le titre du spectacle), Carolina Bianchi et la cie Cara de Cavalho s’interrogent sur la mémoire des mortes. Comment les ressusciter, les faire sortir de la béance où les petits arrangements des vivants les ont dissimulées ? On est saisi.e par la force de la série que Botticelli consacre à l’horrifique histoire de Nastagio et de sa fiancée, tirée du Décaméron de Boccace. On se souvient peut-être de l’insupportable liste des féminicides de Roberto Bolaño que Julien Gosselin, justement lui aussi présent dans le In cette année, avait su évoquer.
Finalement, il nous semble qu’en dépit de la force de la katabase réalisée dans la seconde partie, où, sortes d’obscurs Orphées, les membres de la compagnie font théâtre (on songera peut-être à la beauté bizarre de Parking de Demy), ce théâtre justement échoue en partie. Vanité de la scène. Mais, par là-même, il exalte, exhale le pouvoir de l’image fixe.
Ce qui hantera peut-être le spectateur, ce sont en effet les photos de Pippa Bacca, toute de blanc vêtue, déjà morte en pleine vie, promise à des noces sanglantes. Ce qui restera encore, en dépit des hurlements contre la sororité, c’est ce réseau qui se tisse entre Carolina et d’autres performeuses (Marina Abramović, Ana Mendieta), une sœur au plateau, ou encore Virginie Despentes. Ce fil d’Ariane ténu tient, la performeuse peut bien souffler la bougie, sa flamme tenace nous accompagne dans la plus obscure des nuits. 🔴
Laura Plas
A Noiva e o boa noite Cinderela (capitulo 1 da trilogia cadela força), de Carolina Bianchi, collectif Cara de Cavalo
Site du collectif
Texte, mise en scène, conception, dramaturgie : Carolina Bianchi
Collaboration aux textes : Blackyva, avec des citations de Rita Laura Segato, Rebecca Schneider, Nathalie Léger, Roberto Bolaño, Renan Marcondes et Virginie Despentes
Traduction pour le surtitrage : Larissa Ballarotti, Luisa Dalgalarrondo, Joana Ferraz, Marina Matheus (anglais), Thomas Resendes (français)
Avec : Larissa Ballarotti, Carolina Bianchi, Blackyva, José Artur Campos, Joana Ferraz, Fernanda Libman, Chico Lima, Rafael Limongelli, Marina Matheus
Dramaturgie : Carolina Mendonça
Scénographie : Luisa Callegari
Lumière : Jo Rios
Direction technique, musique originale, son : Miguel Caldas
Vidéo : Montserrat Fonseca Llach
Costumes : Carolina Bianchi, Luisa Callegari, Tomás Decina
Dès 18 ans (le spectacle représente explicitement des scènes de violences sexuelles et des comportements pouvant heurter la sensibilité du public. Il est fortement déconseillé aux moins de 18 ans)
Gymnase Aubanel • 14, rue de la Palapharnerie • 84000 Avignon
Du 6 au 10 juillet 2023, à 21 h 30
De 10 € à 30 €
Réservations : 04 90 14 14 14 ou en ligne
Dans le cadre du Festival d’Avignon, du 5 au 25 juillet 2023
Plus d’infos ici
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Festival d’Avignon 2023 : programmation, par Lorène de Bonnay