K.‑O.
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
« Acceso » est en tout point exceptionnel : après avoir retenu l’attention de Patrick Penot, grand dénicheur de paroles à la fois empêchées et authentiques pour l’édition 2015 de Sens interdits, ce spectacle chilien revient à Lyon pour une dizaine de représentations et offre l’occasion de découvrir un comédien impressionnant et bouleversant.
Acceso est né de la volonté d’un réalisateur, Pablo Larraín, celui de No ou de Neruda remarqué à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes 2016, et d’un acteur immense, Roberto Farías. Tous deux souhaitaient attirer l’attention sur les abus subis par les mineurs dans les centres de « réinsertion » chiliens, les centres Sename. Ainsi ils ont recueilli des dizaines de témoignages, puis ont travaillé sur ce matériau vivant pour en extraire le monologue de Sandokan. Ce qu’il dit est donc un condensé d’heures d’enregistrement, et comme tout condensé, les cinquante-cinq minutes que nous restitue Roberto Farías sont denses, intenses, provocantes et poignantes.
Certes, ce que relate Sandokan de ce qu’il a vécu dans ces centres, en termes d’abus sexuels notamment, est terrifiant et scandaleux. Et c’est sans doute parce que ces abus sont si terribles qu’on a pu les ignorer si longtemps. Non seulement des « adultes ayant autorité », auteurs de ces faits de pédophilie et de prostitution exercés sur des mineurs captifs, s’en cachaient, évidemment, mais surtout personne ne désirait vraiment connaître une vérité si perturbante. Ni les autorités de tutelle pour cause de responsabilité, ni le public dans son ensemble, renvoyé à des images graveleuses, peu ragoûtantes, et à leur impact… incontrôlable.
Mais ce n’est pas cette dénonciation qui nous importe ici, même si elle est nécessaire. Et même si le théâtre peut aussi se faire tribune.
Il y a d’abord un texte. Brut, brutal, cru, violent. Comme l’ont été les paroles des victimes et la réalité de ce qu’elles ont subi. Un texte terrible mais jamais exhibitionniste qui a justifié que ce spectacle soit déconseillé aux moins de 16 ans. Un texte qui déploie des images d’une précision telle que leur vérité vous saute à la gorge.
Un cri
Et il y a surtout Roberto Farías dans le rôle de Sandokan, l’enfant devenu un adulte misérable, un exclu, un qui n’a pas accès. Sa présence est telle qu’il ne vous lâche pas. Au propre comme au figuré. Au début et à la fin du spectacle, on n’entend dans le noir que sa respiration, profonde, animale, puis par à-coups, haletante. On ne sait pas ce qu’il fait, sauf qu’il tourne en rond dans la salle, au milieu de nous. Idée formidable de scénographie et de mise en scène qui nous le rend proche et inquiétant. Puis on le découvre, seul face à nous, avec son corps lourd, mobile, transpirant, une sorte de clochard agité et bruyant. Les bras partant dans tous les sens, il arpente avec sa révolte, sa colère, un plateau réduit à une bande de quelques petits mètres collée à un rideau de fer noir, un no man’s land, un cul-de-sac. Mais la disposition des fauteuils des spectateurs, en T, lui permet d’entrer dans les rangs et d’être réellement parmi nous.
Or voilà un homme qui, justement, réclame à cor et à cri accès à notre monde. Et qui vient à la fois tenter de nous séduire pour nous vendre ses pauvres possessions – une Bible, quelques peignes –, nous raconter par le menu, ne nous épargnant aucun détail scabreux ni sordide, cette histoire d’une enfance mutilée qui l’obsède et nous invectiver, nous gueuler au visage sa détresse, sa douleur. Son adresse est toujours dirigée vers un spectateur particulier dont il s’approche à le toucher, dont il capte le regard pour ne plus le lâcher pendant de longues secondes. Le miracle est que, loin de se sentir relégué, oublié, le reste du public a le sentiment d’être lui aussi pris dans ce face-à-face. On aimerait alors disparaître dans son siège, se faire petit, s’échapper… Jusqu’à la scène finale dont je ne dirai rien sauf que Sandokan refuse notre pitié comme un contresens et une humiliation supplémentaire, sauf qu’elle clame des vérités encore plus dérangeantes, qu’elle nous retourne littéralement, qu’elle nous étreint. Le vrai scandale, c’est la misère. Ce cri résonnera longtemps en nous. Personne ne peut sortir indemne de ce spectacle.
Quand les lumières reviennent pourtant, Roberto Farías se met à sautiller, à se secouer comme pour se défaire d’un vêtement encombrant, et il nous offre un large sourire, nous dégageant de l’enfer, nous rappelant vers la vie. Quel cadeau ! Quelle générosité ! ¶
Trina Mounier
Acceso, de Pablo Larraín, Roberto Farías
Avec : Roberto Farías
Assistante à la mise en scène : Josefina Dagorret
Dramaturges : Pablo Larraín, Roberto Farías
Créateur lumière : Sergio Amstrong
Traduction : Tiphaine Carron, Nicole Mersey
Photos : © Sergio Amstrong
Production déléguée : Sens interdits, festival international de théâtre, en partenariat avec Fitam (Fundacion Teatro a Mil), Chile
Les Célestins • 4, rue Charles‑Dullin • 69002 Lyon
04 72 77 40 40
Du 8 au 19 novembre 2016 à 20 h 30, le dimanche à 16 h 30, relâche le vendredi 11, le lundi 14 et le jeudi 17 novembre
Durée : 55 min
De 12 € à 23 €
Spectacle en espagnol surtitré en français
Certains propos peuvent heurter la sensibilité des spectateurs. Déconseillé aux moins de 16 ans
Spectacle créé en 2014 au Teatro la Memoria, Santiago de Chile
Soirée cinéma au C.N.P. Terreaux lundi 14 novembre en présence de Roberto Farías :
- 18 h 30 el Club de Pablo Larraín
- 21 h 15 Neruda de Pablo Larraín
Tournée :
- Kunstencentrum Vooruit, Gand, Belgique : 23 novembre 2016
- Next Festival / la Rose des Vents, Villeneuve-d’Asq, France : du 25 au 29 novembre 2016
- Temporada Alta, Salt, Espagne : 2 décembre 2016
- Théâtre de la Vignette, Montpellier, France : 22 et 23 mars 2017
- Comédie de Valence, France : du 28 au 30 mars 2017
- Théâtre national de Bordeaux, France : du 4 au 14 avril 2017
- Théâtre Paul‑Éluard, Choisy‑le‑Roi, France : 18 avril 2017