Œdipe père et fils
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Voici un cocktail qui s’annonçait détonant : Sophocle, Œdipe, Pasolini pour une « Affabulazione »… (traduisez rêve, mensonge, manipulation) orchestrée par un Gilles Pastor très inventif.
On connaît bien Sophocle. Le nom de Pasolini est familier, ses films encore dans les mémoires, mais ses textes pratiquement ignorés. C’est donc tout à l’honneur du metteur en scène Gilles Pastor d’être allé exhumer ce long poème dont le sous-titre annonce les ambiguïtés : tragi-comédie ou régicide… Nous en sommes au début des surprises !
C’est en effet à une sorte d’anti-Œdipe roi que nous sommes conviés : ici, c’est le Père qui cherche à tuer le Fils et non l’inverse. La chronologie est elle aussi bousculée puisque la pièce s’achève sur le meurtre (ou son fantasme vu que rien n’est jamais sûr dans Affabulazione). Pasolini fait du Père (interprété magistralement par un Jean‑Philippe Salerio tour à tour ahuri, rigolard, inquiétant, au mieux de sa forme) un grand industriel d’aujourd’hui en costume de ville qui, au début de la pièce, sort bouleversé, sonné, d’un songe qui lui a fait éprouver la vacuité de sa vie. Il décide dès lors de changer radicalement d’existence, de se consacrer désormais à ses rêves, d’explorer ses désirs, et surtout de devenir ainsi autre (ou lui-même, c’est selon).
Ce renversement complet suscite l’inquiétude et l’incompréhension de son entourage, au premier rang duquel le Fils bien sûr, jeune donc rebelle. Sauf qu’en l’occurrence, son père lui vole son rôle à défaut de lui prendre son corps, son sexe, sa copine, sa virilité… Alex Crestey en Œdipe contrarié, lui-même au centre de sentiments et de pulsions contradictoires, excelle à rendre toutes ces ambiguïtés. Quant à la Mère, Angélique Clairand à contre-emploi en potiche bourgeoise au tailleur impeccable, elle traverse sans être touchée la grande pelouse qui sert de décor, terrain de jeu pour les footballeurs qui la frôlent sans qu’elle dévie de sa trajectoire, comme s’il s’agissait d’un green…
Jeu de masques
Que sont ces footballeurs qui tapent dans un vrai ballon sous le nez des spectateurs ? Pasolini reconnaissait en effet une passion réelle pour ce sport, et avouait qu’il avait eu ses premiers émois devant ces plastiques d’hommes, et plus particulièrement le creux de leurs genoux. Et voici un exemple de cette mise en abyme concoctée par Gilles Pastor. On est au théâtre dans la famille d’Œdipe, mais on est aussi dans le crâne de Pasolini, on assiste à des moments de foot en direct (les spectateurs d’ailleurs manifestent comme dans des tribunes), intermèdes de pur plaisir des yeux d’autant plus appréciés qu’inattendus. Ces parties, véritablement chorégraphiées, témoignent du goût du metteur en scène pour le mélange des arts. Tout comme l’utilisation virtuose de la vidéo : deux grands écrans offrent des gros plans ou autres des personnages, fonctionnent ensemble ou séparément, en osmose avec les sons et la musique. Dans une des dernières scènes, une des plus belles, ils permettent au père de regarder par la serrure son fils faire l’amour tandis que nous ne voyons rien…
Il faudrait encore parler de l’humour toujours présent dans ce spectacle qui cultive le second (voire le troisième) degré, niché au cœur des situations et du jeu des comédiens. Il est pour beaucoup dans la réussite de l’œuvre, il accompagne les décalages, suscite la connivence du public.
Et puis il y a la voix, celle de Sophocle ou du Sphynx, celle de Jeanne Moreau : intense, rocailleuse, elle se prête superbement à l’énoncé de prophéties ou d’énigmes. Surgie de nulle part, désincarnée mais non sans sensualité, elle annonce le poids du destin et de la fatalité, elle dit la tragédie. Évocation du sacré, elle vient en contrepoint du petit curé ridicule qui lui aussi traverse la pelouse et le drame sans être touché (ah ! le joli duo de prière qu’il chante avec le Père !).
On pourrait voir dans cet Affabulazione un objet d’art conceptuel, une divagation intellectuelle abstraite. Pourtant, c’est bigrement intéressant, émulsionnant, pétillant d’intelligence. Même si on n’a pas repris contact avec Pasolini depuis longtemps, on le retrouve tout entier, avec ses obsessions. Et c’est également du théâtre, notamment grâce à un texte (ou à sa traduction par Michèle Fabien et Titina Maselli) qui rend tout cela, sinon limpide, du moins accessible et passionnant. ¶
Trina Mounier
Affabulazione, tragi-comédie ou régicide de Pier Paolo Pasolini
Texte français : Michèle Fabien et Titina Maselli
Mise en scène et scénographie : Gilles Pastor
Avec : Antoine Besson, Alizée Bingöllü, Angélique Clairand, Alex Crestey
et la voix de Jeanne Moreau
Avec la participation des footballeurs Dylan Anton, Swan Frahi, Zephyr Frahl, Rudy Genevoix, Arber Terholli
Assistante à la mise en scène : Catherine Bouchetal
Régie générale : Olivier Higelin
Lumière : Nicolas Boudier
Vidéo : Vincent Boujon
Son : Sylvain Rebut-Minotti
Costumes : La Bourette
Photo : © Michel Cavalca
Enregistrement de la voix de Jeanne Moreau : Sébastien Lepotvin
Administration de production : Stéphane Triolet
Stagiaire communication : Clara Suzeau
Production : Kastôragile
Coproduction : Théâtre national populaire ; Théâtre Jean-Vilar à Bourgoin-Jallieu
En partenariat avec le Théâtre du Vellein à Villefontaine
Théâtre national populaire • 8, place Lazare-Goujon • 69627 Villeurbanne cedex
Réservations : 04 78 03 30 00
Du 4 au 8 novembre, puis du 12 au 16 novembre 2014, à 20 heures
Durée : 2 heures
24 € | 18 € | 13 € | 11 € | 8 €