Le mouvement, la vie
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Venu du cirque où il défiait volontiers la pesanteur, Mathurin Bolze semble sortir de sa gangue pour s’incarner comme poète et danseur… Ce spectacle composé de deux « chorégraphies » est une pure merveille de beauté et d’émotion.
Les deux spectacles ont bien des choses en commun : mêmes interprètes – Mathurin Bolze et Hedi Thabet –, même environnement musical de rebétiko *, même sobriété d’un décor rendu à sa plus simple expression, un minimum d’accessoires, une lampe, une chaise, des béquilles, à la fois essentielles et superfétatoires, nous le verrons. C’est elles plus que la visibilité physique du handicap de Hedi Thabet qui attireront l’attention, car au cœur de ces deux courtes pièces, on trouve l’amitié entre les deux interprètes, une amitié faite de tendresse, de respect et de fraternité. Les deux pièces sont pourtant deux œuvres à part entière malgré leur apparente gémellité.
Il court, Ali, il danse, il vole
La salle et le plateau sont encore plongés dans le noir, et l’on entend comme un cliquetis qui se rapproche. Puis sortent lentement de la pénombre deux hommes, pantalon noir et chemise blanche, qui tournent comme dans un manège… C’est alors qu’on aperçoit les béquilles et que l’on comprend l’origine du bruit métallique. Dès lors, on peut les oublier…
Comme les oublient les deux interprètes qui jouent de leurs corps, se poursuivant, se heurtant, se frôlant, au bord de l’équilibre, puis plongeant dans un déséquilibre assumé, roulant cul par-dessus tête… Mais voici deux têtes pour trois jambes, quel drôle de personnage ! On sourit, on rit, on imagine, Minotaure ou Ganesh, un monstre, un dieu, une folie de possibles roulant à toute allure dans une ronde insensée qui nous parle de la grandeur de l’homme, de la beauté des corps, du courage, de la force qui est en nous. Qui porte l’autre ? Qui poursuit l’autre ? Qui n’a qu’une jambe ? Tant de propos silencieux et pudiques dans ce pas de deux… Tant d’émotion et d’admiration devant cette recherche de la perfection. Car un tel spectacle ne peut tenir debout que par la grâce d’un travail tellement peaufiné qu’on l’a oublié. C’est à couper le souffle, à tomber…
Hommage à René Char
« Pareils à ces crapauds qui dans l’austère nuit des marais s’appellent et ne se voient pas, ployant à leur cri d’amour toute la fatalité de l’univers. » Tel est le titre sublime de la seconde pièce, et il est emprunté à Fureur et mystère de René Char. Cette fois-ci, la pièce est signée des frères Thabet, Hedi le danseur et Ali le metteur en scène qui signe cette chorégraphie. Mathurin Bolze et la danseuse Artemis Stavridi complètent ce trio qui va durant une grosse demi-heure nous parler d’amour, arpenter la carte du Tendre : une femme pour deux hommes, le compte n’y est pas. L’amour roule encore sur trois pattes tandis que, à cour, trois chanteurs musiciens, Stefano Filos, Giannis Niarcho et Nidhak Yahyaoui sous la direction de Sofyann ben Youssef, parcourent un répertoire métissé classique et populaire, grec et tunisien, ensorcelant la scène de leurs rythmes envoûtants.
Elle, vêtue d’une robe blanche et longue de mariée, nappée de ses longs cheveux blonds, elle est la Femme poursuivie, happée, désirante, fatale, excluante, traquée, jetée, rattrapée, en fuite, objet de désir et d’amour éperdu, proie et déesse des bêtes sauvages, charriant toutes les images qui dorment en nous. Eux se défient, se battent, parfois ne font plus qu’un, roulent à terre dans un corps à corps aux membres innombrables, laissant çà et là échapper une caresse de tendre complicité et de reconnaissance… Et de nouveau, on ne sait plus qui des deux soutient l’autre dans leurs numéros d’équilibre. Tous deux sont des corps magnifiques et dans la plénitude de leur art. Ils accèdent à une totale harmonie, à une absolue liberté, c’est certain. Le tout atteint une beauté si troublante qu’on sort de ce spectacle bouleversé. Ce n’est qu’une fois le spectacle achevé que Hedi Thabet retrouve ses béquilles, pour saluer… ¶
Trina Mounier
* Le rebétiko (ρεμπέτικο), rembétiko ou rebétiko tragoúdi (ρεμπέτικο τραγούδι) est une forme de musique populaire grecque apparue dans les années 1920.
Ali, de et avec Mathurin Bolze et Hedi Thabet, suivi de Nous sommes pareils à… * de et avec Artemis Stavridi, Mathurin Bolze, Hedi Thabet
Ali
De et avec Mathurin Bolze et Hedi Thabet
Son : Jérôme Fèvre
Lumières : Ana Samoilovich
Photo : © Christophe Raynaud de Lage
Production : Cie M.P.T.A.
Avec le soutien de la Brèche-P.N.C. Basse-Normandie, le Studio Lucien à Lyon, et les Nouvelles Subsistances à Lyon
* Nous sommes pareils à ces crapauds qui dans l’austère nuit des marais s’appellent et ne se voient pas, ployant à leur cri d’amour toute la fatalité de l’univers
Conception : Ali Thabet et Hedi Thabet
De et avec Artemis Stavridi, Mathurin Bolze, Hedi Thabet
Direction musicale : Sofyann ben Youssef
Musiciens : Stefano Filos, Giannis Niarcho, Nidhak Yahyaoui
Son : Jérôme Fèvre
Lumières : Ana Samoilovich
Production : Ali Thabet, Hedi Thabet et la Cie M.P.T.A.
Coproduction : les Célestins, théâtre de Lyon, Théâtre du Rond-Point à Paris
Avec le soutien du Théâtre National à Bruxelles, de la Cascade-P.N.C. Rhône-Alpes et du Bois de l’Aune-Communauté du Pays-d’Aix
Les Célestins • 4, rue Charles-Dullin • 69002 Lyon
Tél. 04 72 77 40 00
Du 19 au 23 novembre 2013 à 20 heures
Durée : 1 h 15 avec entracte
Tournée :
- 13 et 14 décembre 2013 : Hippodrome de Douai
- Du 17 février 2014 au 2 mars 2014 : Théâtre National à Bruxelles
- Du 12 au 15 mai 2014 : Comédie de Valence