« Extinction », Julien Gosselin, Cour Lycée Saint-Joseph, festival Avignon 2023

Extinction-Gosselin © DR

Une création embrasée 

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Quel plaisir de retrouver enfin Julien Gosselin au Festival (après « 2666 » en 2016 et « Joueurs, Mao II, Les Noms » en 2018), dans un nouveau spectacle démesuré et novateur ! Il poursuit son exploration des auteurs du passé et d’un monde disparu, que l’art théâtral peut seul ressusciter. Après le russe Andréïev, les romantiques allemands, il porte à la scène les œuvres autrichiennes de Bernhard, Schnitzler et Hofmannsthal, en associant sa compagnie aux acteurs du fameux théâtre berlinois, la Volksbühne. « Extinction », hybride, enragé, maîtrisé, nous enflamme.

Le brillant metteur en scène sait donner vie à la littérature et en particulier au genre multiforme du roman – créateur de fiction et de pensée. Il cherche à faire ressentir, sur une scène, grâce à des corps, la puissance des mots et les émotions qu’il a ressenties seul, à la lecture, dans sa chambre. De fait, ses adaptations des récits de Roberto Bolaño, Don DeLillo, Michel Houellebecq, Léonid Andréïev, et aujourd’hui Extinction de Thomas Bernhard, nous immergent dans des mondes très denses, qu’ils soient très intenses ou plus gris.

Le roman de Bernhard, résonnant avec le désir de Gosselin de créer un spectacle montrant vraiment la fin du monde (à l’instar du film Melancholia de Lars van Triers), possède une « négativité vitaliste, vivante ». On y entend, à travers un narrateur à la première personne, le désespoir, la solitude folle, la critique acerbe, la résistance endiablée, de l’auteur lui-même.

Dans le spectacle, le narrateur du livre Franz-Josef Murau devient une femme, écrivaine et philosophe. Installée à Rome en 1983, elle rejoint son amie à une fête et apprend que sa famille à Wolfsegg essaie de la contacter. Elle assiste ensuite avec nous à une représentation dans laquelle joue sa copine : une adaptation de plusieurs pièces ou nouvelles de Schnitzler dont l’action se tient dans une maison, à Vienne, en 1913. Elle démonte avec une verve mordante toute bernhardienne ce spectacle « subventionné » qui met en scène, en trois actes, « les parts sombres de l’humanité », diront, selon elle, les journalistes (on apprécie l’ironie). Puis, on la retrouve à l’université de Rome en 2023 : la conférence de la philosophe explose quand elle apprend par un télégramme une nouvelle tragique concernant sa famille en Autriche. Se déploie alors un monologue face public magistral qui nous plonge dans la prose envoûtante du dernier roman de Thomas Bernhard : Extinction, un effondrement, paru en 1986.

Extinction-Gosselin © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

« Trois extinctions, trois états du corps »

En trois temps et une pluralité de formes, le spectacle évoque trois « inflammations », explique le metteur en scène. D’abord, des corps s’exténuent en dansant sur les sons organiques d’un fascinant concert électro donné par Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde, à Rome. On songe à la Grande Bellezza de Sorrentino. Ensuite, une humanité en représentation (une société d’intellectuels), s’éteint juste avant la première guerre mondiale. Enfin, un(e) artiste philosophe procède à la liquidation violente de sa langue, de sa culture, de sa famille nazie, du passé, de soi-même, en s’adressant à une audience, en se sauvant du monde, pour renaître, en tant qu’individu, en tant que femme qui dit non, grâce à l’écriture d’un roman dont le titre est Extinction. La mise en abyme confine au vertige mais sa maîtrise, sa cohérence finale, provoquent l’admiration.

Extinction-Gosselin © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Comme dans Le Passé, la diversité des formes tressées ensemble nous étonne, nous perturbe et nous subjugue. En effet, le spectateur est d’emblée immergé dans le concert qui déborde le plateau : il danse, boit, se trouve filmé en live et côtoie les actrices. La musique est de plus en plus rythmée, hypnotique, proche de la transe. Les images projetées sur des écrans et le mur de fond de la cour du lycée Saint-Joseph finissent par ressembler à de petits films qui s’abîment : des traits jaunes et autres effets déstructurent ces représentations de plus en plus artificielles de notre communauté (scène et salle réunies). La fumée et les effluves de bière emplissent l’espace avant de s’évanouir dans le ciel.

Après avoir été assez inclus, le public se trouve subitement rejeté dans ses gradins et assiste, à vue, à la construction du décor : une maison viennoise réaliste reconstituée. Cette mise à distance est redoublée par le dispositif filmique qui enferme les acteurs derrière des cloisons et des vitres, pour ne les montrer qu’à travers des écrans, et en noir et blanc. Leur quasi invisibilité nous frustre grandement. Certes, les autres créations de Gosselin nous ont habitués à ce vocabulaire scénique. Mais il va encore plus loin dans cette partie consacrée à Schnitzler et on voudrait voir autant les acteurs que leurs images.

1Extinction-Gosselin © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Bien sûr, Gosselin manipule parfaitement une vidéo qui sert sa mise en scène et son propos : montre la mise en spectacle de ce petit groupe d’intellectuels viennois nihilistes en pleine « apocalypse joyeuse ». Chacun porte un masque et voudrait être quelqu’un d’autre. Entre désespoir et désir brûlant, les nerfs à vif, on déclame des vers, on joue du piano, on converse sur la théosophie de Mondrian, plutôt que sur le déclin de l’Empire austro-hongroise ; on pratique le marivaudage, on se lance dans une séance d’hypnose collective proche d’une performance ; une comédienne donne une pièce dansée moderne et expressive.

Tous ces clowns finissent par exécuter une ronde bavaroise, une mascarade rituelle : redoublée par des images, en couleur cette fois, elle aboutit à leur destruction. La boucle se trouve ainsi bouclée, puisque leur mort était annoncée dès le début par le biais d’images horribles et très esthétisantes, faisant allusion à la méditation ashuba (elle consiste, précise Gosselin, à « regarder les corps pourrissants depuis le ciel pour accéder à une conscience et un apaisement »).

Le spectateur, qui s’est perdu un moment dans un dédale de références (à Freud, Charcot, Hofmannsthal, Zweig et Mademoiselle Else ou Traumnovelle d’Arthur Schnitzler, par exemple), qui a assisté à la fin ravagée du spectacle, renoue avec le plaisir pur du jeu théâtral. Le long monologue interprété par l’éblouissante Rosa Lembeck (double d’Ingeborg Bachman et de Thomas Bernhard), lui est jeté à la figure comme une agression stupéfiante. L’actrice, agrandie par son image projetée sur le mur derrière elle – ses émotions et sa gestuelle soulignées par les gros plans – cherche à briser une solitude abominable, en déversant sur nous sa rage destructrice et créatrice, son cri.

Elle veut anéantir son pays de naissance, le regard sur l’art et sur la politique forgé par ses parents, l’ancien, le national-socialisme, le catholicisme, l’antisémitisme. Elle en appelle à une révolution en Europe, à une désintégration. Cette parole violente et performative lui permet d’éteindre une part d’elle-même pour mieux s’affirmer et survivre. « Je suis en feu, détruite », nous lance-t-elle. Mais écrire « l’extinction » la fera renaître. C’est en dégommant qu’on construit. Le final ardent culmine ainsi en une apothéose collective bouleversante.

Un spectacle total qui creuse passé et présent

Les différentes formes ainsi convoquées, le style des auteurs incorporés par des acteurs d’exception (issus de deux traditions théâtrales française et allemande), ainsi que la profondeur des sujets abordés, nous ont vivement impressionnés. Même si le dispositif filmique de la deuxième partie brise trop l’émotion, il permet de recréer le passé, de mettre en exergue sa disparition et sa proximité avec notre présent (nazisme, vision erronée du désir féminin, déclin d’une culture patrimoniale si finement dépeints par le sulfureux Schnitzler).

Mais c’est surtout le monologue que l’on retiendra, car on y entend la voix de Thomas Bernhard. On peut entendre dans ce podcast sur France Culture les phrases sérieuses et drôles, la « philosophie comique » de cet auteur d’exception. « Le monde dans son ensemble est une gigantesque tromperie, non ? ». Sans nos tromperies, illusions, croyances sur la vie, l’enfer, la mort, nous, on s’effondrerait. « Il y a de quoi éclater de rire à chaque instant ! ».

« Écrire est une résistance à soi-même », une « mise en ordre », un « dialogue avec un passé qui n’existe plus », avec la Nature, avec des concepts insoumis, un « matériau incomplet », une « matière qui ne répond pas ». C’est « un imaginaire qu’on a construit pour ne plus avoir à l’imaginer, une tentative de toucher des objets qui se dissolvent au moment où on croit les saisir, c’est le contact avec des faits qui se révèlent des erreurs, c’est surmonter un temps qui n’a jamais existé ». C’est « montrer ce que personne ne voit » : des phénomènes, la comédie humaines, des mots », des « processus intérieurs et extérieurs ».

Dans les pages d’un livre, dans la boîte noire du théâtre, « l’obscurité devient claire ». Seul devant une page ou un mur, on découvre des fissures, des couleurs, des mouvements insoupçonnés. C’est un peu de ce mystère qu’Extinction (le roman comme le spectacle si subtil de Gosselin) nous révèle… 🔴

Lorène de Bonnay


Extinction, d’après Thomas Bernhard, Arthur Schnitzler, Hugo von Hofmannsthal

Adaptation et mise en scène : Julien Gosselin
Spectacle surtitré en français et allemand Avec : Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Victoria Quesnel, Marie Rosa Tietjen, Maxence Vandevelde, Max Von Mechow Dramaturgie : Eddy d’Aranjo, Johanna Höhmann
Traduction : Henri Christophe, Philippe Forget, Pierre Galissaires, Gilberte Lambrichs, Anne Pernas Francesca Spinazzi, Panthea. Thomas Bernhard est publié aux éditions de L’Arche
Musique : Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde
Scénographie : Lisetta Buccellato  
Lumière : Nicolas Joubert  
Son : Julien Feryn 
Vidéo : Jérémie Bernaert, Pierre Martin Oriol Avec la participation des équipes de Si vous pouviez lécher mon cœur et de Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz
Durée : 5 heures

Cour du lycée Saint-Joseph • 62, rue des Lices • 84000 Avignon
Du 7 au 12 juillet 2023 à 21 h 30
Réservations : 04 90 27 66 50 ou en ligne

Dans le cadre du Festival d’Avignon, du 5 au 25 juillet 2023
De 10 € à 30 €
Plus d’infos ici

Tournée ici :
• Le 18 novembre, Le Phénix, scène nationale, en partenariat avec le Théâtre du Nord, à Valenciennes
• Du 29 novembre au 6 décembre, Théâtre de la Ville, en partenariat avec le Festival d’Automne à Paris

« Tout contre le théâtre » (France Culture) : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/bienvenue-au-club/des-chemins-mines-par-l-histoire-avec-adama-diop-et-julien-gosselin-4710730
Extraits : https://festival-avignon.com/fr/audiovisuel/extinction-de-julien-gosselin-extraits-346583
Interview « La matinale » du 7 juillet : https://festival-avignon.com/fr/audiovisuel/la-matinale-avec-julien-gosselin-pour-extinction-7-juillet-2023-346247

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