« Alter », de Kamchàtka, Éclat, festival international du théâtre de rue, In, Aurillac

Alter 2-Kamchatka-Alter © Jean-Alexandre-Lahoscinsky

Être de passage

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

Certaines expériences résistent à la description, paraissent davantage à vivre qu’à raconter. La fascinante déambulation nocturne de Kamchàtka est de celle-là : traversée dans une lande, d’où surgissent la mémoire des migrants, partage muet de gestes archaïques… Du théâtre embarqué qui bouscule et émerveille tout à la fois.

Minuit. Le mini-bus surchauffé cahote sur les routes de campagne de l’arrière-pays aurillacois. Il s’arrête sur le bas-côté au milieu de nulle part. Dans la nuit noire, à la queue leu leu, nous cheminons d’un bon pas sur un chemin forestier. L’entrée en matière est inconfortable et mystérieuse. Lors d’une première halte, on nous intime d’éteindre la lampe de nos téléphones portables, on nous donne quelques grands sacs de jute. Ainsi débute, comme un exil clandestin, sans retour, cette intrigante déambulation.

Kamchàtka s’est toujours consacrée à ce mouvement d’espoir vieux comme le monde : la migration. Pulsion de vie, nécessité, vitale, arrachement… Migrar, Habitaculum, Fugit, les titres de leurs précédents spectacles portent la trace de la composition internationale de la compagnie, comme du souci accordé aux déplacements. Cette nouvelle création qui date de 2019 nous met dans la posture délicate de celui qui marche et doit faire confiance à son passeur.

Marcher vers l’inconnu

Telles des lucioles, de petites lueurs blanches trouent la nuit. On distingue à peine la masse noire d’un étang, la lune descendante qui joue à cache-cache avec les nuages. Soudain apparaît un premier personnage barbu et chapeauté qui deviendra le guide de notre groupe de fortune. Il porte un costume sans âge, aux poches chargées de terre. Ses gestes invitent à se saisir de bocaux-lanternes puis à le suivre. On marche beaucoup, en silence, on escalade un talus, passe dans des fourrés, pénètre dans un petit bois.

Alter 2-Kamchatka-Alter © Vincent-Muteau
© Vincent Muteau

Selon le degré de confiance de chacun, la marche peut se faire méfiante ou méditative. Les halos de lumière guident notre grappe d’humains. Les saynètes surgies de la nuit ne manquent pas d’humour absurde, comme cette lampe de chevet branchée dans une motte, illustration cocasse de la prise de terre. On découvre un homme enterré jusqu’au buste qui projette dans une valise des images de son passé de transformiste. Plusieurs voyageurs lui tendent la main, l’aident à s’extraire. L’émotion tranche la nuit, comme un couteau.

Sans mot dire

On n’ose faire le récit des détails de cette traversée, de ces moments de fraternité. Le dispositif rend tout si réel. Impossible de s’en extraire. Des choses enfouies refont surface, fragments du passé brillants et bruts comme du gros sel. Nul n’ose piper mot. Tout repose sur l’expérience singulière de l’immersion. Le langage singulier des corps qui cherchent leur place, qui tentent de se dire par de menus actes de partage. On se passe des objets comme des talismans. On découvre le parcours de l’autre, via des projections vidéo intimistes. On pense à l’immigration italienne ou aux héros ordinaires de la Retirada, celles et ceux qui ont franchi des montagnes avec une valise en carton et une couverture.

Un moment fort de retrouvailles nous fait sentir foule. Les histoires se rejoignent. Quelques guirlandes suffisent à faire fête. Il y a désormais de l’enfance, des secousses énergiques qui prennent possession des épaules. Les corps s’ébrouent, secouent les bras, tapent des pelures dans la poussière comme une tentative de se débarrasser de fardeaux trop adhérents. Ce pourrait être un grand moment dionysiaque où soudain tout bascule vers la folie. Mais non. Seulement une danse où, le temps de quelques notes, on s’étreint et on s’échange des regards intenses. La fièvre s’éloigne. Le récit sans parole se clôt sur une belle image au lointain. Il faut rentrer. Altéré. Déboussolé. 🔴

Stéphanie Ruffier


Alter, de la Cie Kamchàtka

Site de la compagnie

Auteurs : Cristina Aguirre, Claudio Levati, Andrea Lorenzetti, Judit Ortiz, Lluís Petit, Josep Roca Canal, Edu Rodilla, Santi Rovira, Adrian Schvarzstein, Gary Shochat, Prisca Villa
Avec : Cristina Aguirre, Maïka Eggericx, Jan Estebanell, Sergi Estebanell, Claudio Levati, Andrea Lorenzetti, Judit Ortiz, Lluís Petit, Josep Roca Canal, Edu Rodilla, Santi Rovira, Adrian Schvarzstein, Gary Shochat, Prisca Villa
Coordination artistique : Lluís Petit & Prisca Villa
Création sonore : La Fausse compagnie / Le chant des pavillons
Réalisation vidéo : Lluis de Sola
Animations : Diego Ingold
Programmation et prototype des boîtes vidéo : Claire-Noël et Félix Le Saulnier
Construction des boîtes vidéo : Oriol Pont
Chorégraphie : Xavi Estrada
Mastérisation musique : Denys Sanz
Festival Eclat IN • rdv nocturne à un arrêt de bus • Aurillac
Les 17, 18, 19 août 2022, à 21 heures ou minuit
Tarif : 12 €
Tournée ici :
Du 23 au 27 août, Festival des Rias, pays de Quimperlé (29)

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