L’écho du chaos
Léna Martinelli
Les Trois Coups
Jouée pour la première fois en France, à Nanterre, la pièce d’Alice Birch fait se croiser trois générations de femmes dont les souffrances se font écho. Inspirée, la mise en scène de Christophe Rauck sonde le chaos intime de cette lignée et confère un souffle tragique à l’écriture ciselée mais clinique de l’autrice britannique, lauréate en 2018 du Prix Susan Smith Blackburn, une découverte. Malgré quelques réserves, un puissant chant de résistance qui devient une ode à la vie.
1960, 1996 et 2025 : ces dates scellent le destin de ces trois personnes liées par le sang et les drames. D’une génération à l’autre, leurs trajectoires se répondent. Tout commence par un dialogue à l’hôpital : Dan vient chercher son épouse, Carol, rescapée d’une tentative de suicide ; ensuite, Anna, en cure de désintoxication, négocie avec son médecin ; enfin, plongée dans ses tourments, Bonnie refuse les avances d’une patiente très entreprenante.
En proie à la culpabilité, toutes trois ne cessent de répéter qu’elles sont « désolées ». Avec le temps, la honte se mue en colère. Désespoir, dépression, pulsions, addiction, repli sur soi… Le mal-être s’exprime différemment et les névroses adoptent des formes variées, selon les époques. À travers des scènes de la vie quotidienne qui s’entrecroisent, le texte dénonce les injonctions que subit chacune des trois femmes, lesquelles trouvent leurs propres ressorts pour faire face aux aléas de l’existence.
Traumas en héritage
Comment les expériences de nos ancêtres influencent-elles nos vies ? Que s’est-il passé au sein de cette constellation dominée par le souhait d’en finir ? Car le titre l’annonce d’emblée : il s’agit de survivre au suicide d’un parent. Après le diagnostic, la pièce évoque les causes possibles de cette blessure invisible. Rien n’est explicite, comme les secrets de famille.
À l’instar de Virginia Woolf ou Sarah Kane, qui ont toutes deux mis fin à leur vie, Alice Birch nous plonge dans une psyché féminine en miettes. Une dissection psychique glaçante de l’intergénérationnel : dans le titre, « le terme le plus important est anatomie (…) on dissèque, on s’interroge, on essaie de comprendre comment les choses s’articulent et s’enchaînent », précise Christophe Rauck, qui représente d’ailleurs le suicide de façon métaphorique. Outre les assignations sociales, la pièce explore donc aussi les relations mères filles dans toute leur complexité.
Trouée et pleine à la fois, la langue est pénétrante. Malgré quelques longueurs, la construction est remarquable de sophistications. De façon musicale, les mécanismes de répétition se traduisent par des redites en boucle, de subtils glissements, d’inattendus sursauts. L’intrigue suit les méandres de ce chaos intime et la mise en scène contribue grandement à révéler comment briser cette logique infernale. Quel défi de rendre audible cette œuvre polyphonique ne réunissant pas moins de 27 personnages, un texte dense aux répliques qui fusent dans un dialogue inconscient. Une partition exigeante pour le public. Heureusement, scénographie, vidéo et travail dramaturgique concourent à la fluidité du récit.
Réunis sur la même scène, en dépit des fossés temporels qui les séparent, les protagonistes évoluent de l’hôpital à la maison de famille, ce lieu maudit. Comme hantées par les faits, ils circulent librement d’un espace à l’autre, de chambre en chambre (conjugale, de maternité, d’asile). Si le livre présente trois colonnes d’écriture, le plateau est divisé, avec des lignes à la Mondrian, autant d’espaces délimités par de belles lumières, où se jouent les histoires parallèles. Les flux de conscience se font écho et les destins se superposent de manière magistrale, dans le respect du texte, dont les mots s’affichent dans une séquence magnifique.
Sur le fil de l’émotion
Avec ces Atrides des temps modernes, nous sommes précipités dans les abîmes de la tragédie. Afin de restituer le cycle infernal de la souffrance, Christophe Rauck a choisi Audrey Bonnet, qui va puiser dans ses tripes, dans un style déclamatoire. On n’est pas loin de la pleureuse antique. On pense également à l’hystérie, diagnostic qui a fait subir les pires atrocités à des femmes souffrantes, des références médicales qui égrènent la pièce.
Ses modulations graves tranchent avec celles de Noémie Gantier, qui campe une junkie déboussolée, écorchée vive. C’est celle qui touche le plus, grâce à une exceptionnelle palette d’émotions. Servane Ducorps, qui incarne Bonnie, a plus de mal à tirer son épingle du jeu mais, en contraste, son personnage sans compassion est aussi plus renfermé. Les autres interprètes endossent plusieurs rôles, sans se démarquer.
Pour cette partition chorale, la direction d’acteur devait être réglée comme du papier à musique. Outre les résonances au sein des répliques, Christophe Rauck, tel un chef d’orchestre, tisse des correspondances par des astuces de mise en scène proche de la réalisation cinéma avec ses champs et contrechamps, zooms et cuts. Les costumes contribuent à l’identité visuelle : « Les années 70 sont dans des tons marron, beige ; les années 90 dans du bleu, vert ; les années contemporaines, du rouge et des gris. Si le temps et l’espace sont démultipliés, les fragments du tableau familial se recomposent peu à peu.
Mater dolorosa
Cette distribution reflète parfaitement la figure de la mater dolorosa. Pas de connotation religieuse, ici, pas de verticalité exploitée sur le plan esthétique, même si l’appel du vide est vertigineux. Toutefois, après la mère éplorée (Carol) et le gros plan du visage d’Anna en pleurs (poignante séquence vidéo), la froideur de Bonnie, statuaire par moments, se réfèrent à l’histoire de l’art. D’ailleurs, la scène de la baignoire évoque la Pietà.
Alors, comment échapper au destin familial ? La question de la descendance est effectivement au centre du propos. Quelle responsabilité que d’enfanter ! Couple et maternité sont vus comme sources d’aliénation. L’autrice qui a finalement accepté que ce texte soit monté par un homme, doit se réjouir de cette lecture intelligente. De ce texte oppressant, mais virtuose, puissant, Christophe Rauck a su, avec la dramaturge Marianne Ségol-Samoy, apporter une sensibilité et une lumière précieuses.
Léna Martinelli
Anatomie d’un suicide, d’Alice Birch
L’autrice est représentée en Europe par Marie Cécile Renauld (MCR), en accord avec United Agents Ltd
Traduction : Séverine Magois
Mise en scène : Christophe Rauck
Dramaturgie et collaboration artistique : Marianne Ségol-Samoy
Avec : Audrey Bonnet, Éric Challier, David Clavel, Servane Ducorps, Noémie Gantier, David Houri, Sarah Karbasnikoff, Lilea Le Borgne, Mounir Margoum, Julie Pilod
Scénographie : Alain Lagarde
Musique : Sylvain Jacques
Lumière : Olivier Oudiou
Costumes : Coralie Sanvoisin
Maquillages et coiffures : Cécile Kretschmar
Vidéo : Arnaud Pottier
Durée : 2 heures
Nanterre-Amandiers CDN • 7, avenue Pablo-Picasso • 92000 Nanterre
Du 20 mars au 19 avril 2025, mercredi, jeudi, vendredi à 20 heures, samedi à 18 heures, dimanche à 15 heures
Tarifs : De 5 € à 32 €
Réservations : billetterie en ligne • Tel. : 01 46 14 70 00 • Mail
Tournée ici :
• Du 15 au 23 mai, Théâtre National Populaire de Villeurbanne
En 2026 :
• Comédie de Reims CDN
• La Comédie, CDN de Saint-Étienne
• TNB, Théâtre national de Bretagne CDN, à Rennes
• L’Onde, scène conventionnée de Vélizy-Villacoublay
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « Dissection d’une chute de neige », Sara Stridsberg, Christophe Rauck, par Trina Mounier
☛ « Comme il vous plaira », Shakespeare, Christophe Rauck, par Sarah Elghazi
☛ « Toute ma vie j’ai fait des choses que je savais pas faire », Rémi De Vos, Christophe Rauck, par Bénédicte Fantin
Photo de une : © Géraldine Aresteanu