« Angelus novus‐AntiFaust », de Sylvain Creuzevault, la Colline, Festival d’automne à Paris

Angelus novus-AntiFaust © D.R.

Dans la mer de cet « AntiFaust », on rame ! ¹

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Contrairement à Bob Wilson qui vient d’adapter les deux « Faust » de Goethe il y a quelques semaines, Sylvain Creuzevault puise librement dans le mythe du savant en quête de savoir absolu pour créer une pièce très ancrée dans son temps et touffue. « Angelus novus-AntiFaust », jouée à la Colline, nous conduit dans un voyage parsemé de moments inspirés, mais foutraque.

Le spectacle est le fruit d’échanges, de lectures, d’improvisations, autour d’une légende née au xve siècle : un vieux docteur, parvenu avec désespoir aux limites de la connaissance, pactise avec le diable qui lui offre une seconde vie et des pouvoirs, au prix de son âme. Si cette fable populaire s’est transformée en mythe, c’est que cet élan prométhéen vers un savoir absolu et destructeur révèle la liberté de l’homme dans le domaine de la connaissance, et un univers meut aussi bien par Éros que Thanatos, le Bien et le Mal. Bien sûr, Faust ne résonne pas de la même façon à la Renaissance, à l’époque de Goethe ou aujourd’hui. Que devient il en 2016, dans une société capitaliste, mondialisée, en crise ? Pour répondre à cette question, Creuzevault et son collectif ont ouvert leur imaginaire en puisant dans l’Enfer de Dante, les multiples Faust, les figures démoniaques de diverses mythologies, l’actualité, et, plus étonnant, les commentaires de l’historien philosophe Walter Benjamin sur l’aquarelle de Klee intitulée Angelus novus. Une nourriture dramaturgique si riche qu’elle frôle l’indigestion.

Quel « ange nouveau », démontant le mythe de Faust, nous est donc présenté ? On peine à trouver, tant les références s’enchevêtrent, les directions, propositions se multiplient. Sans parler de la forme décousue de cette pièce grand format. Déjà, il y a trois Faust, homme ou femme, artiste ou scientifique, nés dans les années soixante-dix, ayant des liens affectifs : Kacim, docteur en neurologie, son ami Theodor Zingg, compositeur et chef d’orchestre, et son ex-femme Marguerite Martin, biologiste généticienne. Kacim et Marguerite ont eu une fille, Alizée ; Theodor et Marguerite sont mariés. Tous sont en prise avec leurs démons. Leur savoir est montré comme un pouvoir qui corrompt, ou aboutit à l’errance et à la folie. La société marchande les empêche de s’épanouir : elle n’offre aucune vie nouvelle, n’exauce pas leurs vœux, contrairement au diable du mythe faustien. Dans cette pièce où Dieu et l’âme n’existent quasiment plus, mais où abondent les figures démoniaques (Baal, Lilith !), l’Homme nouveau aurait‑il donc besoin de Satan pour combler son appel vers l’absolu ? C’est ce que semble suggérer la scène finale où les Faust cohabitent avec le diable et un ange aux ailes ouvertes. Creuzevault convoque ici Benjamin de façon explicite : le philosophe voit dans le tableau Angelus novus un « Ange de l’Histoire » ² qui fixe les abîmes du passé et ne peut fermer ses ailes, à cause de la tempête du « Progrès » qui s’agite dans son dos.

Entre le mythe de Faust, renversé, dévidé, les références philosophiques, théâtrales et mythologiques, le propos anticapitaliste éparpillé dans des allusions à Mossoul, Notre‑Dame-des‑Landes, la loi Travail, l’élection présidentielle, le message ne cesse de se complexifier. Mais où va‑t‑on ? Le spectacle contient aussi un petit opéra en allemand signé Pierre‑Yves Macé où des Faust masqués entourent leur golem. Le décor, emprunté en partie à François Tanguy, est un clin d’œil aux mois de répétitions à la Fonderie ³. Les signes se multiplient, les lignes vont dans tous les sens ! Alors, on a beau rire parfois, jouir de jeux de mots poétiques, jubiler devant de multiples trouvailles scéniques et l’indéniable talent des comédiens, on se perd dans un long labyrinthe de plus en plus abscons… Et on s’ennuie.

Cet AntiFaust voulait être une « excitation théatrale ». À bien des égards, on assiste à une fête sur les planches (grâce aux chorégraphies de panneaux en bois, à l’utilisation judicieuse et parcimonieuse de la vidéo, aux beaux masques, aux costumes et aux chants). On cherche fébrilement à saisir tous les fils et à entrer dans la danse. Mais la tête nous tourne. Trop, c’est comme pas assez. 

Lorène de Bonnay

  1. « Dans la mer de l’oubli, on rame », avouent le savant et sa fille qui font des expériences pour tenter de figer le souvenir, au début de la pièce. Ils se réfèrent à l’aphorisme de Walter Benjamin, dans Sur le concept d’Histoire (thèses inspirées par le tableau de Paul Klee Angelus novus) : « Se souvenir que l’oubli existe pour ne pas oublier l’existence ».
  2. D’après lui, l’Ange de l’Histoire s’intéresse aux victimes du Pouvoir totalitaire qui n’ont pas eu le droit à la parole, car le passé exige une rédemption. Son regard visionnaire sur les générations antérieures rend son époque plus présente et le pousse involontairement vers l’avenir. Le progrès humain n’est donc pas homogène, illimité ; l’Histoire n’est pas continue, mais faite de blocages, de bifurcations, de fêtes, de moments (d’œuvres) où l’on est hors du temps. Voilà qui inspire Creuzevault.
  3. La compagnie théâtrale du Théâtre du Radeau, dont François Tanguy est le metteur en scène, est installée dans ce lieu, au Mans.

Angelus novus-AntiFaust, de Sylvain Creuzevault

Mise en scène : Sylvain Creuzevault

Avec : Antoine Cegarra, Éric Charon, Pierre Devérines, Évelyne Didi, Lionel Dray, Servane Ducorps, Michèle Goddet, Arthur Igual, Corinne Jaber, Frédéric Noaille, Amandine Pudlo, Alyzée Soudet, Juliette de Massy (soprano), Laurent Bourdeaux (baryton basse), Léo‑Antonin Lutinier (contre‑ténor), Vincent Lièvre‑Picard (ténor) Naaman Sluchin (violon) Barbara Giepner (alto), Maitane Sebastián (violoncelle) et Cédric Jullion (piccolo), Elsa Balas (alto), Nicolas Carpentier (violoncelle)

Création musicale : Pierre‑Yves Macé

Livret de l’opéra Kind des Faust : Sylvain Creuzevault (traduction en allemand : Élisabeth Faure)

Régie générale et son : Michaël Schaller

Scénographie : Jean‑Baptiste Bellon

Peinture : Camille Courier de Méré, Marine Dillard, Didier Martin

Lumière : Nathalie Perrier

Vidéo : Gaëtan Veber

Masques : Loïc Nébréda

Costumes : Gwendoline Bouget

Production et diffusion : Élodie Régibier

Théâtre national de la Colline • 15, rue Malte‑Brun • 75020 Paris

Réservations : 01 44 62 52 52

Site du théâtre : www.colline.fr

Du mercredi au samedi à 20 heures, le mardi à 19 h 30 et le dimanche à 15 h 30

Durée : 3 h 30

30 € | 10 €

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