« Après le lac ! », cie Entre chien et loup, critique, Festival Chalon dans la rue 2025

Effrontément vivants

Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

La nuit tombe sur la forêt, une file de spectateurs déambule sur des chemins de vie aussi familiers que fantasques. Le temps s’écoule autrement. Un conte écolo en clair-obscur à découvrir au IN du festival Chalon dans la Rue. Une célébration lumineuse de l’attachement.

Après avoir grimpé une pente, on jette un œil à d’insolites micro-mondes figés à l’intérieur de ruches. Rassemblés dans un sous-bois, on écoute le récit d’un pasteur philosophe. Chaussé de bottes en plastique rouge, sous un arbre-lampadaire, il ceint son cou, non pas d’un col mais d’une fraise : « Nous ne sommes qu’un sac de flan mou... » Ainsi débute l’histoire de sa fille, Petite Boîte d’Os, une poétesse en herbe qui refuse de se laisser engloutir dans un destin tout tracé « mariage-enfants-vaisselle ».

Lanterne à la main, le public à la queue leu leu suit Joseph, un rêveur au sourire doux, de saynète en saynète. L’atmosphère cérémonielle s’accorde au ciel qui rougeoie puis s’assombrit entre les cimes. Dans cet univers dystopique inspiré du surprenant roman Monde sans oiseaux de Karin Serres, une communauté rustique élève des cochons transgéniques amphibies et fluorescents (!) dont les jarrets repoussent à volonté. La vie, au bord du lac, est scandée par la célébration d’insolites funérailles aquatiques et des « redescentes », migrations saisonnières de maisons sur roulettes.

Un temps de cochons

La temporalité dilatée fait la force de ce spectacle. L’horloge semble d’abord cyclique tel l’aïon grec. Après la tristesse, le printemps revient et, avec lui, les naissances. Cela pourrait durer toujours. En vérité, à chacun de nos pas précautionneux sur le sentier, les années passent. Le temps s’écoule et descend inexorablement comme l’eau du lac. La gangrène du patriarcat et de la rentabilité rongent l’environnement, les coutumes et la stabilité de cette communauté. La déambulation aussi prend la pente descendante. En écho, autour de nous, le chant du coucou fait place au silence de la nuit noire qui accompagne ce monde, le nôtre, en voie de disparition.

La mise en scène, d’apparence discrète, laisse d’abord dérouler les mots du conte servis par des comédiens à la diction (trop?) impeccable. Le choix est fait de laisser sonner la langue tendre et cruelle de Karin Serres. Une poésie naïve entrelardée d’âpres fulgurances. À lire absolument. Surgissent peu à peu des scénographies flamboyantes permises par « l’enforestement » : une barque en cale terreuse, un immense banquet circulaire sous lumières fantastiques presque « ovniesques »… Et puis la magnifique image sans cesse recomposée de nos déplacements mutiques, quasi religieux. 

« Elle me montre la migration secrète des choses »

La beauté de cette déambulation tient dans ses différentes approches du temps : éternel retour, écoulement, ressassement, moments de grâce ou de basculement. Pèlerins de l’attachement, on y redécouvre la chair, le soin de l’autre, la valeur d’une existence, qu’elle soit humaine ou animale. Petite Boîte d’Os, finalement, n’est peut-être pas le personnage le plus saisissant. Tandis que tout clignote, puis s’éteint, on aurait souhaité que la truie Rosie soit la dernière lueur – rose fluo – avant la Grande Obscurité.

La forêt comme théâtre, une redécouverte post-confinement ? On s’en souvient comme écrin naturel des sorcières du MacBeth du Théâtre de l’Unité, comme lieu politique d’une tentative d’ensauvagement dans Zone à Étendre adapté par la compagnie Demain est annulé. Dans le magnifique Alter de Kamachátka, c’était un profond voyage nocturne, une revisitation collective des motifs de la migration. Avec Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre, en file indienne dans les sous-bois, l’acte de l’arpentage était reconvoqué. Ce mini-trip nocturne, sans lumière mais balisé, avait des allures de sylvothérapie pour citadins.

Avec cette compagnie bien nommée, Entre chien et loup, qui s’écarte ici de son répertoire pour enfants, la forêt se fait décor-paysage. Incongru lac de vert tendre, chambre d’écoute des oiseaux comme pour nous avertir de l’absolu nécessité d’empêcher leur disparition. Très belle échappée théâtral qui instille grande écoute et images à persistance rétinienne.

Stéphanie Ruffier


Librement adapté du roman de Karin Serres édité chez Stock
Site de la compagnie
Direction artistique, mise en scène, scénographie, costumes : Camille Perreau
Assistante à la mise en scène : Sarah Douhaire
Avec : Valérie Larroque, Stève Moreau, Étienne Tripoz
Direction d’acteur·ices : Christophe Gravouil
Création sonore : Marc-Antoine Granier
Construction : Julien Lett 
Régie générale : Louise Blancardi
Enregistrement de Gute Nacht de Franz Schubert : Gabriel Mattei (arrangeur / chef d’orchestre / accordéoniste), Cédric Dupuy (percussionniste), Josquin Gest (chanteur ), Marie-Frédérique Girod (chanteuse), Marcia Hadjimarkos (pianiste) et Alban Guillemot (régisseur prise de son)
Durée : 2 heures
Tout public

Spectacle vu dans la forêt domaniale clunisoise • Les Arts Théâtre de Cluny • 71250 Cluny
Jeudi 29 et vendredi 30 mai à 20 h 30 et 21 heures
De 5 à 17 €
Plus d’infos ici

Tournée :
• Du jeudi 17 au dimanche 20 juillet, 20 heures et 20 h 30, dans la programmation IN du festival Chalon dans la rue, à Chalon-sur-Saône (71)

À découvrir sur Les Trois Coups :
Amours, de Muchmuche Company, à Chalon dans la rue, par Stéphanie Ruffier

Photos : © Pierre Acobas

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