Odes à la vie et à la liberté
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Dans ses deux salles (62 et 94 places), Artephile propose une programmation intitulée « Freedom ». Sans compter les cartes blanches des « OFFicieuses » et la nouveauté des « OFFicieuses booster », cela représente une quinzaine de spectacles, dont beaucoup de créations.
Comment résister à la folie du monde ? Voilà une question commune à nombre de ces portraits, « une galerie de personnages attachants, sauvages, drôles, une mixité de personnes et d’émotions, à l’image de nos vies », précise Anne Cabarbaye, directrice artistique, qui réalise un beau travail de défricheuse, avec moult compagnies à découvrir, dont une majorité de femmes. Les propositions sont souvent hybrides, entre théâtre, vidéo et musique.
Portraits sensibles
Dans J’aime (cie Lucie Warrant), une femme révèle qui elle aime pour apprivoiser qui elle est – sa multiplicité – et y trouver sa force. Dans un espace où la parole peut se déployer, « le dire » peut aussi travailler l’être. Autre témoignage poignant, celui d’une femme médecin au temps du sida : Even Elephant do it (cie Horizontal vertical) croise voix documentaire, théâtre radiophonique, image vidéo et bruitages en direct.
Femmes de cœur et d’action, femmes plongées dans un réel plus ou moins tangible… La plupart expérimentent le pouvoir rédempteur de l’art et de la parole. Justement, Déraisonnable (Productions du Sillon) relate l’expérience du dédoublement chez une comédienne bipolaire. Un éloge vibrant au théâtre et à la poésie (lire notre critique).
Dans Karnaval (cie La Controverse), une promeneuse solitaire nous confronte à la peur de la folie, du noir : « un puzzle polyphonique, une fantaisie d’autodéfense politique, un organisme narratif accouchant de milles rêves éveillés gesticulant la fureur de dire ce que c’est d’être vivant ».
Briser les tabous, s’évader, bousculer les normes…Ô Janis (cie Les 3 pas) nous transporte dans l’Amérique du flower power et du mouvement beatnik, dont Janis Joplin, devenue légende du rock à 27 ans, est l’icône libre et flamboyante. Un récit concert cosmique !
L’Infâme (Théâtre de l’incendie) est une pièce d’émancipation. Mise en scène par Laurent Fréchuret, Tana, que sa mère rend malade, partage une histoire de liens. Ceux qui nous brisent et ceux dont on se libère.
Mais faut-il attendre de se brûler les ailes pour oser l’essentiel ? Âgée de 55 ans, Denise de l’Audace du papillon (La Farouche cie) vit une épreuve qui déclenche une prise de conscience. Quand le corps danse les mots pour raconter l’urgence de réaliser ses rêves…
Ce programme « Freedom » entre en résonance avec celui de l’an passé, (« Ego Tripes, le chemin aventureux de nos vies intimes ») : « Dans un contexte où notre société se crispe, une des conditions de la solidarité est de s’attacher à la compréhension de l’Autre, dans sa singularité et ses fêlures », nous expliquait déjà Anne Cabarbaye ».
« Freedom est issu d’un constat contemporain. Les images du virtuel sont devenues nos vies et nos identités. Celles prises, celles volées, celles vendues, celles que l’on donne parce qu’il faut expressément qu’il y en ait… Il faut que ça buzz. Elles pèsent sur la réalité de nos vies, elles créent et recréent l’Histoire, celle indélébile inscrite dans les nuages… Freedom est une ode à la liberté d’être, de faire, de penser et d’agir. »
Cécile, Hedda, Florence, Elsa, Janis, Tana, Denise… Les « seules en scène » se déclinent aussi au masculin, voire au transgenre. Passons à autre chose (cie Zaoum) : « Si on ne naît pas femme, on le devient ; on ne naît pas homme, on le devient aussi : le récit d’un dur à queer au cœur de majorette ».
L’urgence de dire la violence du monde
Dérives est un diptyque de la cie du Phoenix, composé de deux spectacles en alternance à voir dans n’importe quel ordre, de façon indépendante ou pas. « Monologue monde », Zones d’ombre passe du récit, au rap, au slam, au chant. Une odyssée musicale sur le déracinement. Quant au Mensonge du singe, c’est le soliloque d’un misanthrope dans les méandres du système économique libéral. Des dérives aux tentatives d’ascension sociale, ces individus sont égarés, broyés par des systèmes.
Autre détestateur du monde, Thomas Bernhard, qui voit son roman Maîtres anciens récompensé par le Prix Médicis étranger en 1988, a inspiré le Théâtre de la Vallée. Cette satire politique est aussi une féroce critique sociale.
Rien de sinistre pour autant ! La Joie ! (cie Protéo) est le monologue d’un homme pas franchement gai, voire tout à fait déprimé, qui raconte son projet de se convertir à la joie. Ici, ni religion ni démagogie, mais de l’humour et de la philosophie.
Créer sans relâche !
Ces pièces disent la solitude, comme l’audace, l’engagement et la ferveur. Bref, elles donnent à sentir les forces de vie à l’œuvre, à l’instar de celles programmées dans les OFFicieuses Booster et les OFFicieuses, qui se déroulent les jours de relâches.
Depuis sept ans, des cartes blanches aux compagnies à l’affiche permettent d’assister à des lectures et des présentations de projets afin de valoriser et donner une visibilité publique et professionnelle à de futures créations. Elles sont aussi ouvertes à des projets de compagnies dont la direction suit le travail. En effet, Artéphile consacre ses activités à la création, à la recherche et à l’accueil artistique toute l’année. Certains spectacles du festival sont créés dans le lieu. Répétitions et avant-premières permettent donc de préparer les rencontres dans une ambiance détendue.
Ce rendez-vous s’agrémente d’une nouvelle parenthèse dans le festival. Initiative solidaire, OFFicieuses booster consiste à programmer des spectacles aboutis en coréalisation : « Nous avons eu un coup de cœur pour le travail de Louise Wailly, autrice, metteure en scène. Entre diffuser à Avignon la Joie ! ou Hedda, le choix a été très difficile, car les deux spectacles sont tous deux excellents », témoigne Anne Cabarbaye.
C’est donc l’occasion d’assister à une représentation d’Hedda (cie Protéo), un « concert-spectacle éthylique », celui d’une artiste désuète sur le retour qui a un problème avec la boisson. Heureusement, son musicien fait figure de garde-fou. Ces deux solitudes se réunissent et s’opposent. Est-ce, malgré tout, la promesse d’un nouveau départ ? Le duo flamboyant se consume dans une exubérance tragique.
Mouche, projet de Raphaël France Kullmann, vaut aussi le détour : suite à son expérience d’aide-soignante à domicile, Elsa Helly offre un regard tendre et incisif sur les liens qu’elle a noués au fil de ses visites, des liens aussi légers que profonds, mais dont elle ne sort pas tout à fait indemne. Humain, encore et toujours intensément humain.
Avant-premières OFF
Enfin, pour ceux qui ne peuvent pas attendre juillet, Artéphile convie le public aux Avant-premières du festival d’Avignon OFF. Nées d’une nécessité de prendre le temps indispensable à l’installation de chaque spectacle, elles préservent les qualités du travail artistique et la sérénité des équipes : « Ce sont des moments précieux où chacun se rencontre sur un projet commun, apprend à communiquer et à travailler ensemble », précise Alexandre Mange, directeur administratif. « Pour les compagnies, c’est enfin leur première expérience de ce que sera leur festival. C’est aussi un moment privilégié pour la curiosité des publics avignonnais et régionaux ».
C’est idéal pour entrer en douceur dans cette « bulle de création contemporaine », avant la foule. Car on souhaite de jolis succès à ces spectacles prometteurs. 🔴
Léna Martinelli
Freedom
Artéphile • 7, rue Bourgneuf • 84000 Avignon
Tarifs : de 6 € à 18 €
Réservations : 04 90 03 01 90 ou par mail ou billetterie en ligne sur les pages de chaque spectacle
Avant-premières OFF, du 26 mai au 3 juillet 2023
3 tarifs proposés, au choix des spectateurs
Dans le cadre du Festival Off, du 7 au 26 juillet 2023, relâches les jeudis 13 et 20 juillet
Programmation complète ici
Officieuses Booster, le jeudi 13 juillet, de 18 heures à 21 h 45
Officieuses n°7, le 20 juillet, dès 14 heures