Avec (ou sans) points de chute ?
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Chaque année, les élèves du Centre national des arts du cirque (CNAC) s’installent à La Villette pour présenter leur spectacle de fin d’études. En 2018, ils s’associent aux étudiants de l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre (ENSATT), dans une production collective mise en scène par Mathurin Bolze. Un magnifique spectacle protéiforme à l’énergie communicative.
Cette expérience et ces rencontres sont de formidables moyens d’entrer dans la vie active. Occasion unique donnée à chaque étudiant(e) sortant(e) de se faire repérer par les professionnels, c’est une véritable aubaine pour le grand public qui découvre, ainsi, les jeunes talents du cirque issus de Châlons-en-Champagne. Pour cette 29e promotion – excellente comme toujours – c’est Mathurin Bolze, diplômé de cette même école, fondateur de la compagnie Les Mains, les Pieds et la Tête aussi (MPTA) et directeur du Festival utoPistes, qui s’y colle.
Sensible à la tectonique des êtres et aux pulsations de la planète, on avait apprécié Du goudron dans les plumes, une épopée déjà renversante entre ciel et Terre, créée en 2010. On est pareillement chaviré par ce spectacle toujours à la croisée du cirque, du théâtre et des arts plastiques.
Tour de Babel
Suspendu, « Atelier 29 » se joue de toutes les frontières, pas seulement artistiques. Sur la piste, une tribu s’affaire, toute occupée à déplacer des objets, à se regrouper sur trois plateformes mouvantes, à lutter contre des éléments, à œuvrer ensemble, coûte que coûte. L’agitation est permanente. Il ne s’agit pas d’un ballet harmonieux mais d’une lutte pour survivre.
Bien sûr, cette Tour de Babel évoque la condition de l’homme en prise avec son environnement, nous raconte l’histoire de peuples qui tentent d’habiter des territoires. Et la dizaine de nationalités représentées au sein des étudiants parle naturellement d’exils. « Il sont matière grise autant que matière première », précise Mathurin Bolze. Auteurs, traducteurs, interprètes, tous témoignent effectivement de leur époque, de leurs joies et leurs peines. Nomades avec ou sans points de chutes ?
Mais il n’y a pas vraiment d’histoire, ni de personnages. Juste des ambiances, des situations. Un matériau, composé d’extraits de textes théoriques, de journaux, de poésies, a nourri le processus de création. Certes, on peut parfois être déroutés par ce tourbillon de pensées, mais on se laisse volontiers prendre à ce petit jeu des perturbations qui bouscule l’espace-temps, les sentiments ou la perception du réel. Tout tient finalement debout. Et ce monde étrange(r), prodigieusement spectaculaire, fait théâtre.
Scénographie impressionnante et inspirante
La mise en scène exploite les infinies possibilités de théâtralisation : postures, regards, mouvements, paroles, son, lumière, décor, accessoires, costumes… Colons sur des échafaudages surréalistes, migrants en radeaux de fortune, aventuriers des temps modernes, voyageurs en planches : tous ces éléments composent un ensemble cohérent dont la beauté plastique est époustouflante.
Une telle partition exige une interprétation très précise. Le défi est relevé avec brio. Les interprètes s’engagent sans répit, réalisant de vraies performances autour de ces plateformes, dont il ne vaut mieux pas qu’ils chutent. Trouver son équilibre, s’agripper, évoluer de l’une à l’autre… Ces agrès en lévitation permettent de réinventer l’acrobatie.
Mathurin Bolze, qui aime plus que tout défier les lois de la gravité, a d’ailleurs fait sa marque de fabrique de ces lieux physiques et espaces de pensée qui imposent de nouvelles contraintes. Ces volumes dans l’espace circulaire sont sources de relations et de jeux de sens inédits. De véritables laboratoires de création : « Métaphoriquement, c’est un archipel où trois plateformes peuvent être des îles qui possèdent leurs spécificités, des tubes à essais, des espaces mouvants, qui se réorganisent et se recomposent sans cesse », précise-t-il.
Célébration du collectif
Une foultitude d’images se précipitent, certaines très belles. Les groupes se forment et se délitent, des individus émergent parfois de la foule pour un solo. Mais ce sont les ensembles qui sont les plus réussis, décalés, en perpétuelle effervescence. Cet organisme vivant qui bouge, qui respire, défie l’attraction terrestre avec une telle ardeur ! On compte huit spécialisations circassiennes : acrobatie, mât chinois, corde, sangles, équilibre sur cycle, cercle, corde volante et tissu. Une forte proportion d’aériens, donc. Une force en apesanteur.
Mathurin Bolze a fondé le spectacle sur la présence de chacun, sa qualité d’être, sa vitalité créatrice. Il s’en dégage une joie manifeste. Sans que ne soit distinctement fait l’éloge de la solidarité, on ressort de ce spectacle avec l’impression d’avoir assisté à un combat mirifique pour la quête de soi, envers et surtout avec l’autre. La scène, ou l’Atelier 29, comme lieu de tous les possibles, celui de l’élan vers la vie professionnelle et du « mieux vivre ensemble », au-delà des origines et des différences : cela fait chaud au cœur. ¶
Léna Martinelli
Atelier 29, Spectacle des étudiants de la 20e promotion du Centre national des arts du cirque
Mise en scène : Mathurin Bolze
Collaboration artistique : Marion Floras
Scénographie : Camille Davy et Anna Panziera (ENSATT) accompagnées par Goury
Avec : Antonin Bailles, Inbal Ben Haim, Fraser Borwick, Corentin Diana, Leonardo Duarte Ferreira, Anja Eberhart , Tommy Edwin, Entresangle Dagour, Joana Nicioli, Noora Petronella Pasanen, Thomas Pavon , Angel Paul Ramos Hernandez, Silvana Sanchirico, Emma Verbeke
Création lumière : Clément Soumy (ENSATT) accompagné par Jérémie Cusenier
Création son : Robert Benz (ENSATT) accompagné par Philippe Foch et Jérôme Fèvre
Création costumes : Gabrielle Marty (ENSATT) assistée de Sofia Bencherif (ENSATT) accompagnées par Fabrice-Ilia Leroy
Régie générale : Julien Mugica
Régie plateau : Jacques Girier
Régie lumière : Clément Soumy (ENSATT)
Régie son : Robert Benz (ENSATT)
Photo : © Christophe Raynaud de Lage
La Villette • Espace chapiteaux • 211, avenue Jean-Jaurès • 75019 Paris
Plus d’infos ici
Du 19 janvier au 11 février 2018
De 10 € à 26 €
Réservations : 01 40 03 75 75
Toutes les dates de la tournée ici
À découvrir sur Les Trois Coups
☛ Portrait de Mathurin Bolze, par Michel Dieuaide
☛ 20e/ première, par Léna Martinelli