Bilan « Poièsis et circassem », Festival Chalon dans la rue 2023, Chalon-sur-Saône

Don-Qui-les-Grooms- © Michel-Wiart

Poièsis et circassem

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

5 jours, 150 compagnies, 78 lieux, 1 000 spectacles, plus de 200 000 spectateurs : Chalon dans la Rue a retrouvé son effervescence artistique, son public chaleureux et son ambiance libre et festive. Et du côté des imaginaires ? Petit parcours très subjectif.

Année particulière pour le festival chalonnais qui rendait hommage au bien-aimé Smooz, créateur du Off, décédé en janvier dernier. Toutes les équipes, qu’elles soient artistiques, administratives on techniques, se souviennent des bons services et tuyaux de « Tonton », le « Lion des arts de la rue ». La place de l’Hôtel de ville a été rebaptisée en sa mémoire et une soirée vieux tubes de rock dans la Cour de l’Est a permis de partager son goût pour les chemises imprimées colorées.

Cette nouvelle édition fut aussi marquée par l’entrée en piste de la nouvelle directrice, Nathalie Cixous. Anciennement aux manettes de Cergy Soit !, elle revendique « l’espace public qui nous appartient », « lieu de nos émotions collectives, de nos contradictions, de nos revendications (…) de nos futurs souhaitables ».

Très éclectiques, ses choix de programmation dans le IN donnent aussi bien la parole à Kazyadance, compagnie de danseurs « décasés » originaires de Mayotte, qu’à l’audacieuse mystification anthropocéno-scientifique Végétale Vallée de GK collective. Cette performance au long cours, égrainée en 132 jours et 5 actes aussi farfelus que visionnaires, proposait durant le festival des mariages entre humains et végétaux.

« Une saison en enfer », Théâtre de l’Unité © Michel Wiart

L’offre de spectacles était pléthorique, même si l’on a vu peu de locomotives du secteur. Une Saison en enfer, la déambulation bucolique du Théâtre de l’Unité, trois heures bus compris, loin du tumulte de la ville, était déjà complète avant le début du festival. Jacques Livchine et Hervée de Lafond, vieux briscards de la rue, attisent toujours la curiosité. En costumes d’époque, bardés d’énigmatiques vers rimbaldiens, ils se saisissent de l’immense pouvoir d’évocation de paysages grandioses pour marcher sur les pas du poète aux semelles de vent. Épaulés par les épatantes Marie-Leïla Sekri et Faustine Tournan, ils enflamment et bousculent, parfois avec rudesse, la Vierge folle et autres fulgurances sublimes. Assoir la Beauté sur nos genoux, sans forcément tout comprendre, voilà le secret de leur balade biographique et énigmatique en diable.

En prendre plein les yeux

Le public familial fréquente toujours assidument les spectacles de cirque où la performance physique, le rire et la poésie visuelle sont au rendez-vous, comme à La Niche du Zèbre, ou dans les parcs de ville. Si nous avons trouvé le rythme de Bluff ! (cie 100 issues) un peu poussif, malgré le potentiel extraordinaire de leur agrès demi-sphérique très casse-gueule et de belles images servies par une équipe haute en couleurs, nous avons en revanche savouré l’humble mais féerique caravane foraine de 6 Faux nez qui s’ouvre comme une boîte de sardines pour laisser échapper un univers pop-up inventif. Avec Fiammiferi, marionnettistes et musiciens nous offrent une version pleine de délicatesse de la petite fille aux allumettes.

Quant à la cie Gratte-ciel, sur un terrain de l’île Saint-Laurent où ondulent les roseaux, elle proposait un moment de pur ravissement : RoZéo. Au bout d’une tige, oscillent trois sirènes (version mer Égée, mi-femmes, mi-oiseaux, dont un homme) en robe marine flottante. Leur légèreté qui met les voiles, leur liberté de mouvement liées à un chant hypnotique ont profondément ému le public, regard chaviré, cœur renversé. Sur un fil épique assez ténu, elles célèbrent surtout une ivresse de l’apesanteur et de la verticalité. Une beauté instagrammable.

Fin de l’histoire ?

Avec la chute du mur de Berlin, qui met un coup d’arrêt à une vision bipolaire du monde, on a pu parler de la fin des utopies. À la même époque, le théâtre post-dramatique théorisé par Hans-Thies Lehmann pointe la fin du primat du texte, du « drame ». Notre époque écolo-pessimiste réactiverait-elle cette sensation de « fin de l’Histoire » ? Nombre de spectacles semblent refuser le narratif au profit de l’éclatement, de la fragmentation et de la multiplication des points de vue, du collage de saynètes, du montage d’images et de sensations.

La cie Mmm…  est de celles qui prennent le risque de la narration. Une heure et demi d’attente ne suffit pas aux patients spectateurs alléchés par le bouche-à-oreille à entrer dans la courette archi bondée du palais de Justice. Marie-Magdeleine, dans Tant bien que mal, reproduit une recette désormais éprouvée : un éblouissant jeu solo où, soutenue par le bruitage millimétré d’un batteur, elle assure une galerie dingue de personnages d’une même famille, façon Philippe Caubère. Courageux, le sujet abordant le suicide n’empêche ni le sourire, ni l’espoir.

« Tant bien que mal », cie MMM © Manon Bugaut

Pour conjurer l’avenir obscur, la convivialité et la fête restent au cœur de la manifestation. Le théâtre de rue, c’est d’abord se retrouver dans l’espace public. « Peu importe les spectacles finalement », me glisse un circassien, « l’important, c’est être ensemble autour de la tireuse à bière ».

Outre les fameuses cours qui font le plein, telle la Cour Cool qui Roucoule, collectif bisonto-jurassien qui a superbement enjaillé les nuits du festival, on pouvait en effet danser ou boire à chaque coin de rue. Les fringues et la musique des années 80-90 restent une valeur sûre des arts de la rue : survêtements sportifs bariolés, fluo, coupe mulet, Eurodance.

La nostalgie de la fête faussement improvisée ou spontanée, le spectre de la rave party hantent de nombreuses créations, cette année encore (voir notre focus danse 2022). Danser maintenant constitue l’impératif joyeux de l’impromptue et éclectique Boum !, de Ussé Inné, de Fête fête, de Parti Collectif, mais aussi d’AmourSuper, de la compagnie Fléchir le vide en avant, sémillant et pailleté dance floor où fleurissaient les envois de sms, ou encore, plus engagé, Danse machine volume, du collectif La Toile (dans ces deux dernières propositions, esprit Love Parade à gogo). Être ensemble, se retrouver, célébrer les forces du désordre, déjouer la tendance sécuritaire, voilà le programme dionysiaque le plus réjouissant.

Le connu, le rire intelligent

Les valeurs sûres ont toujours la côte. Les drôlatiques Frères Jacquard et leurs bootlegs musicaux sont de retour pour fusionner l’air d’une chanson et les paroles d’une autre dans Ze new bamboche. Leurs intermèdes savent taper dur sur notre situation politique. Emma la clown, cette année en duo avec le grand pianiste Guilhem Fabre, fait le plein de rires. Sa philosophe est toujours très délicate : art de l’apparition discrète, nez rouge et gros godillots, qu’elle met dans le plat pour nous sensibiliser à « l’inenttendible », à notre cathédrale intérieure, en même temps qu’elle nous transmet une discrète leçon sur les hertz. Il est question de la puissance de la musique qui « fissure le mur entre nous et le réel, comme l’amour, peut-être ». Aucun temps mort, si ce n’est suspendu à un silence tendre et philosophique.

« Emma la Clown et le grand pianiste Guilhem Fabre », Cie Emma la Clown © Thomas Lamy

On nous invite aussi à nous marrer avant la fin du monde, comme l’indique le sous-titre éloquent de la Cour des oracles « Il est déjà trop tard ». Y sévissent des poids-lourds d’un humour fin et décalé comme les personnages loufoques de Spectralex, le cabaret philosophique et les urbanistes de l’ANPU.

La nouvelle comédie musicale des Grooms, Don Qui ?, a aussi de la gueule. Chaque excellent musicien·ne de la fanfare vermillon se saisit de la figure du doux rêveur pourfendeur de monstres fantasmagoriques dans une revisitation très libre du chef-d’œuvre de Cervantès.

« Don Qui ? », Les Grooms © Michel Wiart

Ici, l’ennemi est clairement identifié : la bagnole (scène truculente avec un faux automobiliste vénère), la consommation décomplexée façon grand air d’opéra lyrique (l’occasion de déguster des chips au foie gras), les attitudes viriles dont on ne veut plus (écho à #Metoo), la perte de pouvoir de la littérature. De gaillardes scènes de chœur soutiennent l’ensemble. On nous emmène vers une méditation plus mélancolique sur le rôle du saltimbanque. C’est vif, pêchu, en constant jeu avec le public, l’esprit de Don Quichotte hante le pavé dans la bonne humeur et la fantaisie.

Un entonnoir

Ici ou là, j’ai entendu des programmateurs se plaindre d’avoir vu de belles propositions, mais n’avoir pas ressenti de chavirants coups de cœur. J’en fais partie. Beaucoup de spectacles se produisent alors qu’ils semblent encore très frais. Un contrecoup de la diffusion de plus en plus ardue ?

De nombreuses manifestations et lieux ont en effet considérablement réduit la voilure de leur programmation : baisse de budgets et coûts énergétiques en hausse vertigineuse conduisent à un resserrement des calendriers, à des coupes budgétaires (Nevers, Sotteville-les-Rouen…), à l’annulation de pré-achats. Dans cet entonnoir, on présente plus vite des créations qui nécessitent encore du travail. Les compagnies de moyenne envergure, avec de grandes équipes, semblent les perdantes de ce qui ressemble de plus en plus à un jeu de massacre.

Quant aux fédérateurs spectacles monumentaux, on n’en voit quasi plus. Dans ce contexte économique tendu, les mastodontes sont en voie de disparation. Les temps changent… La Fédération nationale des arts de la rue, recueillant les doléances et organisant des tables-rondes, a produit un admirable travail de recensement des difficultés de la profession et de nouveaux enjeux. Outre les rencontres animées par Artcena ou la Sacd, une réunion de rapprochement avec les scènes nationales laisse espérer une meilleure visibilité et diffusion pour ce secteur encore mal connu par la presse et une partie du milieu théâtral. Le Syndicat de la critique qui remet chaque année des prix n’a, par exemple, pas de catégorie « arts de la rue ».

Une lueur dans la nuit

Alors que la nuit tombe sur la Place Smooz, la proposition du collectif La Méandre semble concilier rassemblement populaire et inventivité visuelle et sonore. Sous la direction artistique d’Arthur Delaval, le ciné-concert Fantôme considère l’espace public. Et c’était plutôt rare dans cette édition !

« Fantôme », La Méandre © Thomas Lamy

Cette dystopie insurrectionnelle déborde sur les murs et dans la foule. Les personnages de l’animation sortent du récit, fraient entre les spectateurs. L’usage enchanteur de la musique live, comme du vidéo-mapping, contribuent à une sensation immersive, comme si nous pouvions, nous aussi à tout instant, prendre les armes contre ce roi et son armée à l’œil panoptique.

Le dessin, à la Tim Burton du Petit enfant huître est finement naïf et cruel. Dans cette ambiance 1984 où des bons sauvages subsistent dans un sous-monde, les univers se percutent. Les phrases des cartons, à la manière du cinéma muet, sont souvent alambiquées. L’histoire où se croisent un enfant à bonnet d’âne et yeux écarquillés, un renard petit princier, une mère adepte de la désobéissance civile et un échassier en imper jaune n’est pas toujours facile à envisager. Mais un univers est là, singulier, ambitieux, qui ose captiver une foule avec une proposition radicale. 🔴

Stéphanie Ruffier


Chalon dans la Rue

71100 Chalon-sur-Saône
Du 19 au 23 juillet 2023
Gratuit
Réservation en ligne

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