Tu seras écolo, ma fille
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Les économistes et les politiques peinent à déconstruire le mortifère concept de croissance, les théâtres sont fermés ou occupés : le « monde d’après » a fait long feu. Toutefois, pas de quoi décourager la verve d’Audrey Vernon ! Après « Comment épouser un milliardaire ? », spectacle qui auscultait les pensées de Bill Gates et autres maîtres du monde, son nouveau solo revêt la forme d’une lettre à l’enfant à naître. Quoi de plus naturel que de jouer cette réflexion écologiste et militante dans une zone à défendre, en soutien au premier « Soulèvement de la Terre » ?
Au-delà d’un regard sur un spectacle, cet article se poste au croisement d’une lutte et d’une démarche artistique qui nous semblent relever de ce que Romain Noël nomme la transpassion, à savoir une façon de souffrir ensemble des conséquences de l’anthropocène, de mêler affects et combats en transcendant milieux, factions et espèces : « Organiser l’apocalypse. Décrire la vie qu’on veut. Se battre pour cette vie ». Ce théâtre-là s’y engage.
« Nous ne voulons plus travailler au spectacle de la fin du monde, mais à la fin du monde du spectacle » : Audrey Vernon pourrait faire siens les fameux mots de Guy Debord. En juin dernier, elle publie une tribune coup de poing sur le site de Reporterre : « Comédienne, je ne veux pas que les théâtres rouvrent ». Elle y affirme avec vigueur qu’elle ne souhaite plus collaborer au spectacle conçu comme un divertissement où les salariés oublient momentanément leurs soucis pour se remettre ensuite sagement au travail sans envisager leur asservissement. Elle y fustige un monde où tout est marchandise, productivisme, extractivisme, pollution et profit. Le confinement ayant exaucé ses vœux les plus chers – moins de commerce, de transports et de dépense d’énergies écocides – elle réalise qu’il lui faut aussi envisager son métier autrement : « C’est l’occasion ou jamais de sortir des circuits de diffusion classiques ». La décroissance, elle la vit désormais en partant en tournée dans les ZAD.
Son engagement militant, qui ne date pas d’hier, va toujours de pair avec un partage généreux de son travail. La captation et le texte de Fukushima, work in progress, son spectacle humoristique sur les dérives du capitalisme, sont en libre accès sur la toile, tout comme les textes radicaux et la bande-son de Ecologie, maintenant il faut se battre. En 2019, Audrey Vernon écrit Billion Dollar Baby, se produit une trentaine de fois en salle et s’aperçoit que nombre de ses questions rejoignent celles des Gilets Jaunes. Face à la crise sanitaire, elle décide en 2021 de prendre le maquis et de rejoindre les lieux de lutte, prenant le risque du jeu hors les murs et de la sortie du système marchand. Elle joue ainsi à la raffinerie de Grandpuits, contre les projets de Total, puis à Amiens où elle épaule le « décrocheur de portrait » Gaspard Fontaine.
Le 27 mars, elle rejoint Besançon pour le premier « Soulèvement de la Terre », événement national qui combat l’industrie du béton et défend les terres libres ou agricoles. C’est aux Vaîtes, zone humide où s’ébattent des espèces protégées et où subsistent des jardins et des îlots de verdure qu’elle choisit de jouer, se frottant au plein air. Son rêve d’un théâtre en prise avec le vie, la cité et de nouveaux publics, semble une autre façon de s’approprier le slogan: « Remettre les terres entre nos mains, remettre les mains dans la terre ».
« On a bidouillé le mot »
Ce jour-là, aux Jardins des Vaîtes, les débats d’autres invités – l’essayiste Corinne Morel-Darleux, le dessinateur Alessandro Pignocchi et Cécile Muret, porte-parole de la Confédération paysanne, qui s’élèvent tous contre la financiarisation du monde, l’artificialisation des terres et la compensation écologique, construisent une habile introduction au « spectacle » d’Audrey Vernon qui vante lui aussi une politique de l’attention empathique aux autres. Son personnage de femme enceinte, faussement candide, nous lit la lettre qu’elle souhaite adresser à son futur enfant pour l’avertir de l’endroit où il va atterrir : en France, dans une belle démocratie, septième puissance mondiale où « six tonnes d’infrastructures par kilo de chair humaine » sont nécessaires pour survivre.
Cela commence très fort avec le prix d’un bébé blanc sur Google : 15 000 euros. Le portrait qu’il dresse en creux des sociétés occidentales n’est guère reluisant : tout s’y achète et tout s’y vend, y compris les êtres vivants et les ressources naturelles. L’ironie est immédiatement lisible dans la liste des inventions prothèses qui permettent d’économiser l’énergie humaine (électroménager, téléphone portable, voitures, avions, escalators…) mais poussent l’homo sapiens sapiens contemporain dans les salles de sport sur des machines… électriques !
À la « civilisation des beaufs » qui épuise les sols, Audrey Vernon oppose le contre-don des sociétés qui n’envisagent pas la scission nature / culture et cultivent le lien inter-espèces. « Vous n’en avez pas marre d’extraire des trucs de la terre pour les mettre dessus ? » s’interroge-t-elle. Elle passe ainsi à la moulinette l’arme nucléaire, les pesticides et plus largement la notion de progrès pour faire l’éloge de l’autosuffisance et des savoirs transmis par l’oralité.
La lettre faussement émerveillée – et vraiment effrayante – au bébé est en réalité le support d’une confrontation de valeurs avec le père de l’enfant, un vrai capitaliste pur et dur (on se demande d’ailleurs comment ce couple va tenir !). C’est en réalité à cet « ennemi » que s’adresse l’épître. Si les deux voix divergentes et les positionnements du corps sont encore à affiner, tout comme le jeu dialogique encore fragile dans un espace aussi ouvert (il manque de vraies adresses au public, notamment des regards), le texte est brillant et ne cache pas sa fonction didactique. Si le choix de la femme enceinte, paraît une bonne idée comme support de valeurs dites féminines (soin, écoute, douceur) et pour éloge des processus naturels de « fabrication », il pourrait être intéressant de quitter la feinte nunucherie pour assumer plus frontalement un discours fertile avec les spectateurs.
Nous saluons donc la témérité de ce « seule en scène » bien documenté qui ose se confronter à des lieux non dédiés au spectacle. Audrey Vernon sait poser des allégories et des métaphores efficaces, comme son Napoléon-Macron. Si elle possède l’humour indispensable pour affronter l’espace public, elle devrait s’y plaire en libérant davantage son jeu et en osant la participation. Le démontage en règle des incohérences de la société de la consommation est diablement pertinent. La façon dont l’autrice pointe la manière dont le langage est sans cesse « bidouillé » par le pouvoir nous a séduit. En soulignant la perversité de l’usage de mots et de concepts détournés de leur origine et de leur sens, elle nous rappelle, si besoin était, qu’un projet qualifié d’« écoquartier » peut cacher une triste entreprise de bétonnage. ¶
Stéphanie Ruffier
Billion Dollar Baby, d’Audrey Vernon
Durée : 1 h 15
À partir de 11 ans
Jardins des Vaîtes • 25000 Besançon
Spectacle offert le 27 mars 2021, en soutien au premier acte des Soulèvements de la Terre, à Besançon. Cette action écologique se poursuivra à Rennes, Nantes, en Haute-Loire, en Ile-de-France…
Tournée
- Le 10 avril 2021 au Silo, Tigery (91)
Tournée en cours dans les lieux alternatifs, usines, ZAD…
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Cabaret Lip, Cie L’Occasion, par Stéphanie Ruffier
☛ Occupation du centre dramatique national de Besançon, par Stéphanie Ruffier