« Blackbird », de David Harrower, les Célestins à Lyon

« Blackbird » © Christian Ganet

Grosse claque !

Par Maud Sérusclat
Les Trois Coups

« Blackbird ». Je ne voulais pas voir ce spectacle. « Blackbird », lugubre titre, non ? Créée pour la première fois en 2005 par l’auteur David Harrower et en 2007 par Claudia Stavisky, la pièce a déjà fait le tour de l’Europe, a été très commentée et récompensée de nombreuses fois. En outre, le texte est servi par deux comédiens qui ne sont pas des moindres : Léa Drucker et Maurice Bénichou. Je n’aime pas aller voir des spectacles qui sont déjà précédés d’une très grosse réputation. Je ne voulais pas voir « Blackbird » parce qu’on en avait déjà beaucoup parlé, j’avais donc très peur d’être déçue. Et, parce que le sujet de la pièce est lourd, très lourd : la pédophilie. J’y suis pourtant allée, et j’ai reçu la plus grosse claque théâtrale de la saison.

Una a presque trente ans. Elle a fait plusieurs heures de route et se retrouve dans une espèce de salle de repos d’usine, glauque à souhait, qui semble gouvernée par une grosse poubelle grise qui déborde de détritus. On est d’emblée mis dans l’ambiance. Elle est venue voir Ray, un petit homme en costume noir, un peu bouffi, d’une soixantaine d’années. Elle l’attend, trépigne d’impatience, d’une impatience qui est loin d’être heureuse. On dirait qu’elle a un peu peur, qu’elle appréhende, que ses poings sont serrés au fond de ses poches, qu’elle est habitée par une violence qui croît en elle depuis longtemps. Quand il arrive enfin, dès qu’il la voit, ses yeux rougissent, ils piquent. Quand il arrive enfin, il ne sait pas quoi lui dire. La tension est manifeste, les personnages entrent et sortent plusieurs fois, et sont envahis à la fois par la gêne, la rage, et un curieux sentiment que leur attitude ambivalente et troublante trahit. Cela fait longtemps qu’ils ne se sont pas vus. On dirait qu’ils ont manqué l’un à l’autre…

J’ai aimé cette pièce. D’abord le texte, traduit en français par Zabou Breitman et Léa Drucker. Parce qu’il est simple, épuré, transparent. Parce que le rythme qu’il impose aux personnages est fort. Parce que c’est un huis clos particulier, parce qu’il échappe aux clichés auxquels on pourrait s’attendre avec ce genre de sujet. Les répliques fusent, chaque personnage assène des coups à l’autre en alternance, chaque moment de tension a du sens. Il n’y a pas de mots en trop, pas de vulgarité, pas de répit. C’est intense. Très vite, on pense que les deux personnages se sont tout dit. Mais ils restent encore, et des questions reviennent, obsédantes. « Elle est belle, c’est qui ? Elle sait ? » « T’as mis combien de temps pour venir ici ? » « Elle sait pour nous ? »

Parce qu’il y a bien un « nous » à explorer dans cette histoire. C’est d’ailleurs le plus troublant et le plus dérangeant de la pièce. Plus on avance, plus on se demande lequel des deux personnages est le plus cinglé. Lui, qui est tombé amoureux d’une fillette de douze ans à peine ; elle, qui, tout juste adolescente, en savait déjà long sur l’amour, le désir et les hommes. On se sent mal parce qu’on se pose vraiment la question de l’amour. Ont-ils vraiment pu s’aimer ? S’agit-il de l’histoire horrible d’un homme victime d’un désir maladif, d’un pédophile qui a purgé sa peine et qui aura détruit cette femme à tout jamais ? Il ne ressemble pourtant pas à un pervers. Elle ne ressemble pourtant pas à une victime. S’agit-il alors d’une histoire d’amour ? La pièce posera la question pendant une heure trente sans vraiment y répondre. Et les spectateurs frissonnent d’effroi.

Quant au jeu des comédiens, il est indéniablement très bon. Léa Drucker et Maurice Bénichou sont parvenus à me tenir en haleine tout au long de la pièce, malgré le malaise crée par le sujet, malgré l’effroyable résonance du texte, malgré l’horreur qui se joue et se déjoue devant moi. Ils sont excellents tous les deux, dans leur dévorante folie, dans le macabre de leur amour, dans l’amour tout court, peut-être. Et quelle difficulté que ce texte ! Quelle difficulté que ces rôles ! Dans Blackbird, le tragique opère, mais la catharsis reste muette, effacée, condamnée. C’est dur, fou, affreux, intense et violent comme du Racine, et pourtant la claque qu’on reçoit ne nous donne pas de leçon, pas même de réponse. Une expérience théâtrale à vivre, je crois. 

Maud Sérusclat


Blackbird, de David Harrower

Traduit par Zabou Breitman et Léa Drucker

Mise en scène : Claudia Stavisky

Avec : Léa Drucker, Maurice Bénichou et, en alternance, Léa Beguet, Bertille Charbert et Bertille Noël‑Bruneau

Décor : Christian Fenouillat

Lumières : Franck Thévenon

Son : Bernard Valléry

Costumes : Agostino Cavalca

Photo : © Christian Ganet

Et les équipes permanentes et intermittentes du Théâtre des Célestins, de Lyon

Les Célestins • 4, rue Charles-Dullin • 69002 Lyon

Réservations : 04 72 77 40 00

www.celestins-lyon.org

courrier@celestins-lyon.org

Du 4 au 14 mars, mardi à samedi à 20 heures, le dimanche à 16 heures, relâche le lundi

Durée : 1 h 30

De 7,50 € à 32 €

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