Un beau bazar bizarre
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Évoquant dans « Capharnaüm », l’expérience extraordinaire de la mort imminente, Valérian Guillaume fait de la scène un laboratoire où les mots et les visions traversent les spectateurs de façon tout aussi extraordinaire. Un poème sidérant.
« Je tombe je tombe je tombe / Avant d’arriver à ma tombe / Je repasse toute ma vie / Il suffit d’une ou deux secondes / Que dans ma tête tout un monde / Défile tel que je le vis » : ce sont peut-être ces vers du Roman Inachevé de Louis Aragon qui permettent de cerner le mieux le dernier opus, lui-même poétique, de Valérian Guillaume.
Capharnaüm échappe en effet autant à l’analyse que l’EMI qui offre le matériau à son élaboration. Il y a là d’ailleurs de quoi déconcerter, voire décevoir les attentes d’un public habitué à des formes plus conventionnelles. Pas de dialogue, pas de personnage, pas d’histoire non plus.
Le langage même surprend : loin d’expliquer, il évoque, invoque même, jusqu’à donner l’impression de la possession. Les mots se bousculent, empiètent les uns sur les autres. Les déflagrations poétiques, gerbes d’images ont à peine le temps de parvenir à notre conscience que d’autres nous bousculent. Impossible de dominer cette matière, il faut accepter de se laisser traverser.
Mourir ? Rêver peut-être
On se croirait bien dans un rêve à la cohérence singulière. Héritier des voyants surréalistes, Valérian Guillaume est habité par la langue. Il s’éveille devant nous clairon d’une musique qui vient d’ailleurs. Son incarnation est proprement sidérante. On est estomaqué par la puissance du flux poétique et la maîtrise dont fait preuve l’interprète-poète dans la bourrasque qu’il suscite. Pourtant ces mots ne sont qu’un élément d’un dispositif plus vaste et l’interprète s’efface, comme ses mots.
De fait, Capharnaüm s’affirme tout autant comme un poème visuel. La chorégraphie (qui gagne peu à peu en puissance) et le dessin de Livia Vincenti, comme la création vidéo de Florent Fouquet, envoûtante, envahissent bientôt le plateau et s’entremêlent à des mots que l’on peut désormais voir. Il faut donc accueillir une forme étrange où la profération se mâtine aussi de danse et où la danse s’épuise en transe. En ce sens, on peut dire que s’il ne propose pas de narration, le spectacle est bien organisé par une progression dramaturgique qu’on vous laisse en partie découvrir.
Le vide et le plein
En tout cas, telles des merveilles sous-marines, les lumières, couleurs, lignes étonnent et saturent la perception. Ce trop-plein souvent très beau se mue pourtant presque aussitôt en vide, s’abolit, à la manière des mots tapés en direct par Valérian Guillaume et dans l’instant méthodiquement effacés. Et parce que ne subsistent que des traces en nos pupilles et nos mémoires, le spectacle crée avec nous une intimité. Il résonne avec des nostalgies, des rêves d’ailleurs, des souvenirs confus. S’il est difficile, il est passionnant. 🔴
Laura Plas
Capharnaüm, de Valérian Guillaume
Conception écriture en direct : Valérian Guillaume
Mise en scène : Valérian Guillaume, Livia Vincenti
Chorégraphie et dessin : Livia Vincenti
Création vidéo : Florent Fouquet
Composition musicale et musique en direct : Victor Pavel
Costumes : Nathalie Saulnier
Lumière : William Lambert
Chant : Martial Pauliat
Avec : Juliet Doucet, Giulia Dussollier, Valérian Guillaume et Jean Hostache
Durée : 1 heure
Dès 12 ans
Théâtre de La Cité Internationale • 17, bd Jourdan • 75014 Paris
Du 25 au 27 avril 2023, jeudi et vendredi à 19 heures, et samedi à 18 heures
De 7 € à 24 €
Réservations : 01 85 53 53 85 ou en ligne
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Photos © Clara Benoit Jacoby