Des Chiens entre transgression et contingence
Par Sarah Elghazi
Les Trois Coups
Quoi qu’on en pense, c’est tellement novateur, tellement « dans l’air du temps » qu’on s’en veut de rester hermétique, fermée, voire agacée… devant « Une raclette » du jeune collectif Chiens de Navarre, qui déclenche dans la salle des avalanches de rires. Rires salvateurs d’un public ce soir‑là majoritairement adolescent, ébahi de découvrir que le théâtre contemporain est (souvent) capable de secouer une salle. Mais pour dire quoi ?
Les Chiens de Navarre sont à la mode. Une carte blanche au Centre Pompidou (Pousse ton coude dans l’axe, en septembre dernier), un soutien du Théâtre de Vanves, une tournée nationale… ont braqué tous les projecteurs sur eux. La presse et le monde du théâtre ont en effet vite fait de qualifier Jean‑Christophe Meurisse et son équipe de « nouvelle avant-garde », coude à coude avec le collectif D’ores et déjà.
Impossible en effet de ne pas relier la performance des Chiens de Navarre à celle de Sylvain Creuzevault et de son équipe dans le Père Tralalère ou dans Notre terreur. Elles se ressemblent dans le dispositif (comédiens attablés devant un repas qui se décompose en tragédie), peut-être également dans l’intention. La même énergie, la même envie, visible, d’en découdre avec les codes et les conventions étouffantes du théâtre bien-pensant les traverse. Bien qu’également fondé sur un concept d’improvisation et d’écriture collective, leur travail diffère cependant en bien des points. À mon sens, celui de D’ores et déjà est plus littéraire, plus abouti, peut-être plus mature… et finalement, plus percutant.
Autre signe des temps, le besoin de s’avancer sous l’étendard d’un manifeste. Les Chiens de Navarre en ont écrit un, qu’ils rejouent plus ou moins pendant l’introduction du spectacle ; un manifeste mi-figue mi-raisin qu’on a le choix ou non de prendre au sérieux. Parmi les déclarations de guerre à la frontalité, au théâtre bourgeois, au symbole… un mot d’ordre revient : l’intranquillité. Dès lors, leur but sera de transmettre ce sentiment, selon eux trop souvent absent de la production théâtrale actuelle, aux spectateurs qui sont venus « se cultiver » ou « passer un bon moment » (les deux en même temps, c’est mieux).
L’introduction terminée, le noir se fait, ça y est, c’est parti, on joue ! Nous voici donc conviés à une raclette entre voisins, bien prévenus que les comédiens allaient jouer, mais que ce n’était pas du théâtre, que leur interprétation n’était pas une incarnation, et surtout que la raclette était de la vraie raclette, avec des vraies pommes de terre, du fromage qui fond, et même du bacon grésillant, le tout finissant par embaumer la salle.
La paisible randonnée qui vire au cannibalisme
Le départ est assez juste : le repas, à la bonne franquette, commence lentement, et très justement, à disparaître sous les lieux communs, les discours pleins de bonnes intentions des gens qui n’en restent bien souvent qu’au niveau du paraître. À mesure que la tension monte, les monologues des uns et des autres (mention particulière au récit de la paisible randonnée qui vire au cannibalisme) tournent à la folie douce, voire au vinaigre… Des figures font irruption sur la scène, comme sorties d’un cauchemar : un chevalier en armure, qui s’emploie méthodiquement à renverser le dessus de la table ; deux individus déguisés en carotte et en champignon, aux mains plus que baladeuses.
Au sein du groupe, l’intention et l’énergie sont palpables, mais la vacuité de certaines scènes chocs amène à se demander si le désir de transgression est toujours étayé par une réflexion en amont. La scène, traitée sous un angle censément potache, du viol d’une des protagonistes par deux individus masqués (la carotte et le champignon précédemment cités) n’a rien suscité chez moi que du dégoût et un sentiment profond de contingence : quel besoin d’aller jusque-là pour faire rire ? Bien sûr les images, les plus jouissives et fracassantes possible, sont souvent présentes. À ce titre, les limites du théâtre, au sens le plus strict du terme, sont franchies puisque la compagnie finit par quitter la scène à bord d’une camionnette, par l’entrée des artistes.
Que retirer alors de ce spectacle ? Le sentiment d’agacement peut-il toujours être qualifié de réaction négative ? J’aurais aimé avoir l’occasion de rencontrer les artistes à l’issue de la représentation pour démêler les fils. Ce n’est peut-être que partie remise… ¶
Sarah Elghazi
Chiens de Navarre : une raclette
Une création collective des Chiens de Navarre, dirigée par Jean‑Christophe Meurisse
Mise en scène : Jean‑Christophe Meurisse
Avec : Caroline Binder, Céline Fuhrer, Robert Hatisi, Manu Laskar, Thomas Scimeca, Anne‑Élodie Sorlin, Maxence Tual, Jean‑Luc Vincent, Antoine Blesson et/ou Claire Nollez
Création lumière : Mikaël Oliviero
Régie lumière : Vincent Millet
Régie son : Isabelle Fuchs
Photo : © Balthazar Maisch / idalimage.fr
Production : Chiens de Navarre / Le Grand Gardon blanc
Coproduction : la Rose des vents
Avec le soutien du Théâtre de Vanves-scène conventionnée pour la danse et de la Ménagerie de verre, Paris
La Rose des vents, scène nationale Lille Métropole-Villeneuve-d’Ascq • boulevard Van‑Gogh • 59653 Villeneuve‑d’Ascq
Réservations : 03 20 61 96 96, de 13 heures à 19 heures, et sur www.larose.fr
Du 19 au 22 octobre 2010 à 20 heures, sauf le jeudi à 19 heures
Durée : 1 h 45
20 € | 16 € | 12 € | 7 € | 5 €