Famille, je te hais ?
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Comme la vie conjugale, la vie familiale offre de vastes terrains de jeux et de massacres théâtraux. Coup de projecteur sur « Téléphone-moi » de la cie Fouic, sympathique mais sans surprise, et sur le bouleversant « Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ? », de Carole Thibaut.
Fresque familiale s’écoulant sur trois générations autour de… trois cabines téléphoniques, le nouvel opus de la compagnie Fouic Téléphone-moi a tout pour faire un succès populaire. Prenez une bonne petite intrigue, assez complexe pour occuper le spectateur à renouer les fils. Farcissez de sentiments, de destins brisés (meurtres, accidents, drogue et rock and roll). Surtout, ne lésinez pas sur l’amoouur ! Autour de trois cabines exhumées de trois époques différentes : l’Occupation, la campagne présidentielle de 1981 et une période proche de la nôtre, on se rencontre en effet, on s’aime, on se déchire. Révélation aux foules sentimentales et esseulées : leur solitude est sans doute liée à la disparition des cabines ! Si on ajoute un final tragique – mais pas trop – avec une (belle) scène symbolique de synthèse, on a une idée de cette fabrique à tubes.
Et le spectacle est, à coup sûr, l’œuvre de bons faiseurs. La scénographie ludique est réussie, comme tout le travail de régie son et lumière. La mise en scène est globalement efficace. Le jeu est engagé, plutôt convaincant, sauf pour Solenn Denis. Mais il faut dire à sa décharge que son personnage manque de nuances. Car c’est là, où selon nous, le bât blesse. Être de bons faiseurs n’implique pas d’être de bons auteurs. L’intrigue est à la fois abracadabrante et cousue de fil blanc. Si certains dialogues touchent, d’autres sont plus patauds ou vont trop vite. On peine donc à y croire pleinement. Reste la force des histoires : on ne décroche pas sans toutefois aller jusqu’au rappel.
« Père et fille, c’est compliqué, non ? »
Autrice, Carole Thibaut l’est, vraiment. Parce que son écriture nous renvoie le réel à la gueule jusqu’à nous serrer la gorge, parce que pourtant, comme celle de Lagarce, elle a des écarts, des façons pudiques de refuser le naturalisme mimétique. Pas besoin de saga, l’action se resserre autour d’une soirée qui suffit à raconter quarante ans de haine… et d’amour entre un père et sa fille. On ne dit pas tout, non plus. L’écriture trouve justement sa force et son élégance dans les non-dits.
À cette élégance répond la scénographie dépouillée et pertinente de Camille Allain Dulondel : cage où s’affrontent à la dernière heure deux animaux blessés, ring où la parole fuse entre les deux protagonistes, arbitrée, tempérée par la figure de l’amant : Rick. Le dispositif trifrontal contraint d’abord le spectateur à choisir son camp. Ensuite, il lui dissimulera toujours quelque chose : zones d’ombre des histoires familiales. Ménageant enfin des entrées et des sorties, il s’accorde encore à une pièce trouée de flashs (on appréciera d’ailleurs le travail esthétisant et symboliste sur la lumière), une pièce où la coexistence des trois protagonistes dans le même espace s’avère presque impossible.
Vieil escroc, grand acteur
C’est qu’entre cette femme et son père, il y a des années d’absence nourries de rancœur. Sans oublier que sont cachées (niées ?) les années de beignes infligées à la fille. À la fille, attention, mais pas au fils ! Parce qu’il faut bien calmer ses crises, à cette tête de mule ! « La violence sied mal aux filles, comme l’alcool, comme la solitude », c’est le père qui le répète. On devine peu à peu, répartie après répartie, les rendez-vous ratés entre ces deux êtres qui se ressemblent finalement assez. Comme Rick, faute de savoir s’aimer, ils ont fait un nid pour la violence et la solitude. Le dernier acte est peut-être sanglant, il est surtout triste. Comme Rick, nous serions tentés d’avoir pitié de ce père, jadis despotique, toujours sexiste, qui vient sur le paillasson de sa fille. Car, par-delà leurs failles, leurs fautes, la bienveillance existe pour l’ensemble des personnages de la pièce.
Il fallait bien des acteurs de la qualité d’Olivier Perrier, Jacques Descorde et Carole Thibaut pour éviter jugements et clichés. Le premier offre en particulier sa délicatesse, son humour, et même sa silhouette de vieil acteur au « vieil escroc » de père. Il est extraordinaire et sa seule présence sur le plateau confère à la pièce une véracité et une humanité incroyables.
Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ? Qui sait ? Mais le spectacle finit sur une magnifique Pietà inversée et les larmes montent alors aux yeux : ça on le sait, il ne faut pas laisser s’achever le festival sans l’avoir vue. 🔴
Laura Plas
Téléphone-moi, de Jean-Christophe Dollé
Texte édité aux éditions Les Cygnes
Site de la compagnie
Mise en scène : Jean-Christophe Dollé et Clotilde Morgiève
Avec : Stéphane Aubry, Solenn Denis, Jean-Christophe Dollé, Clotilde Morgiève et la voix de Nina Cauchard
Durée : 1 h 40
À partir de 12 ans
Théâtre 11 • 11 boulevard Raspail • 84000 Avignon
Du 7 au 29 juillet 2022 (relâches le 12, 19 et 26), à 18 h 10
De 8 € à 20 €
Réservations : 04 84 51 20 10 ou en ligne
Dans le cadre du festival Off d’Avignon, du 7 au 30 juillet 2022
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Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ? de Carole Thibaut
Texte publié chez Lansman éditeurs
Mise en scène : Carole Thibaut
Avec : Olivier Perrier, Jacques Descorde, Carole Thibaut en alternance avec Valérie Schwarcz
Durée : 1 h 15
À partir de 15 ans
Théâtre des Halles • Spectacle hors les murs au Conservatoire du Grand Avignon • 1-3, rue du Général Leclerc• 84000 Avignon
Du 7 au 26 juillet 2022 (relâches le 13 et 20 juillet), à 17 h 30
De 15, 60 € à 22,60 €
Réservations : 04 32 76 24 51 ou en ligne
Dans le cadre du festival Off d’Avignon, du 7 au 30 juillet 2022
Plus d’infos ici
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À découvrir sur Les Trois Coups :
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