Le Munstrum Théâtre défie l’anthropocène
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
À l’honneur au TPM pendant près d’un mois, le Monstrum Théâtre n’a pas son pareil pour traiter de la fin du monde : convoquer le rire ! Spectaculaire et grinçante, cette satire de notre société ramenée à un trio de clowns zonards marque les esprits. Irrévérencieux, profond et furieusement drôle !
Des cadavres de bouteilles côtoient un squelette assis dans un coin. Dans une friche tenue secrète, près du théâtre, le décor de fin du monde happe d’emblée. Une catastrophe a eu lieu. À moins qu’elle ne soit toujours en cours ? Seuls rescapés, trois ahuris émergent du chaos. Les corps sont fragiles et tremblants, recouverts d’une fine poussière qui les blanchit des pieds à la tête. Unique couleur qui ponctue ces silhouettes spectrales : le rouge d’un nez arboré au milieu de la figure. Trois clowns comme des points de suspension. Quelle société vont tenter de recréer ces pionniers d’une ère post apocalyptique ?
Par rapport à Zypher Z, autre création récente présentée dans cet ambitieux programme, Clownstrum revêt une forme moins baroque. Théâtre, mouvements, sons, images, objets s’entrechoquent toujours dans un spectacle polymorphe où chaque tableau pulse. Le travail méticuleux sur les images, le sens et la langue se combinent à une recherche ludique autour du corps et de la machinerie théâtrale. Mais les moyens sont ici modestes. Au centre d’un lieu dévasté, sinistres, trois êtres de chair et de sang.
Carte très blanche
Tous deux formés au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, Lionel Lingelser et Louis Arene (ancien pensionnaire de la Comédie-Française) ont créé, en 2012, le Munstrum Théâtre, associé à la Filature, scène nationale de Mulhouse, ainsi qu’aux projets du TJP CDN Strasbourg-Grand Est et du Théâtre Public de Montreuil CDN, lequel vient de lui consacrer sa première édition de « Quartiers d’artistes », avec trois spectacles, des rencontres, des actions culturelles, une nuit de fête et une exposition pendant tout le mois d’avril. Cette carte blanche a permis de découvrir une œuvre remarquable.
Ce travail se caractérise par la création d’univers visuels puissants et une radicalité poétique au service de thématiques sociétales fortes et d’écritures singulières (Marius von Mayenburg, Copi), à la lisière du fantastique. Pour interroger les mutations profondes de notre monde et dégager de nouvelles perspectives, la compagnie convoque la figure du monstre dans de « drôles de dystopies ». Aux antipodes d’un théâtre classique.
Le rire du désespoir
Perdus au milieu de ce chaos, ces bouffons sont les produits d’une société injuste et violente, le reflet d’une humanité décadente. Dénonçant le cynisme des dominants, le Munstrum Théâtre utilise l’irrévérence comme langage esthétique à part entière. Si la naïveté de ces zigotos peut nous toucher, leur cruauté dérange. Moins beckettiens que jokers, ils n’ont rien de céleste.
Chacun sa zone ! Comment donc cohabiter dans les ruines quand la survie réveille les pires instincts ? Recherche désespérée d’eau, soif d’ordre, quête d’amour, les voilà à gérer des conflits de territoire. Seuls au monde, ils réduisent la solidarité à néant en singeant nos protocoles sociaux et en fomentant moult intrigues. Prendre le pouvoir, plutôt que reconstruire un autre monde sur de nouvelles bases, n’est-il pas le meilleur moyen d’en finir une fois pour toutes ? Peut-être…
D’ailleurs, pour l’aspect plastique, on pense beaucoup à May B., de Maguy Marin. Le Munstrum Théâtre use de nombreuses références : l’obcène évoque Romeo Castellucci ou l’absurde les Monthy Python, entre autres. Mais il se distingue par une démarche originale. Ainsi, l’engagement physique est-il notable. Les acteurs sont vraiment épatants. Par leur présence, ils habitent le vaste espace. D’ailleurs, un conseil pour les allergiques à la poussière, prévoir de quoi se protéger, sinon « atchum » !
Entre gentleman « fricheur » et politicien roublard, Louis Arene sème le trouble comme jamais. Ni vu, ni connu, j’tembrouille ! Tornade d’une efficacité redoutable et boule de colère à l’état brut, Delphine Cottu en fait des caisses, non sans grâce. Sophie Botte incarne l’indigne représentante d’un royaume déchu où même ses apparats sont en plastique, mais cette fleur bleue fanée en impose. Quoi d’autre que l’amour pour réenchanter le monde ? Par un geste inattendu, un regard, une énergie exceptionnelle, tous trois expriment fort bien rivalités et convoitises, réalisant de grands écarts entre le comique et le tragique, le kitsch et le sublime. Le dernier tableau restera dans les annales.
Style unique et inventif
Si le Monstrum Théâtre recourt à l’un des emblèmes du théâtre classique, c’est pour mieux en renouveler les significations. Véritable outil dramaturgique, le masque évoque les questions identitaires, mais traite surtout de notre rapport au sacré, à la mort. Par une plongée introspective, celui-ci nous met face à nos propres monstres, fait la part belle aux forces de l’inconscient. Effet de miroir déformant, dédoublement, contrastes explosent la prison de la normalité pour nous relier à notre humanité profonde.
Ici, le nez rouge en est la plus petite déclinaison. Il devient un outil puissant de transformation sociale et de transgression. Par une culbute, ces clowns sont en mesure de tout faire basculer. Tout comme l’outrance, la poésie est, pour le Munstrum, la clef de la catharsis. La figure du monstre catalyse nos émotions et l’humour nous élève. Sauve qui peut !
Ce concentré de l’histoire contemporaine, et de ses sempiternelles disputes autour du pouvoir, tranche avec les discours anxiogènes sur l’effondrement de notre civilisation car les problèmes sont pris à bras le corps pour inventer l’après. Bien que décalé, voilà du théâtre qui remet l’imaginaire au cœur du plateau et de la joie au centre de la création. Ouf ! Faire la nique à la mort réclame du génie. 🔴
Léna Martinelli
Clownstrum, création collective
Site du Munstrum Théâtre
Création collective de et avec : Louis Arene, Sophie Botte et Delphine Cottu
Mise en scène : Louis Arene et Lionel Lingelser
Collaboration à l’écriture : François de Brauer
Création nez, costumes, maquillages et scénographie : Louis Arene
Régie générale : Valentin Paul ou Victor Arancio
Théâtre Public de Montreuil • 10, place Jean-Jaurès • 93100 Montreuil
Du 27 au 30 avril 2023
De 8 € à 23 €
Réservations : 01 48 70 48 90 ou en ligne
Durée 55 min
Dès 12 ans
Tournée ici :
• Du 19 au 21 mai, Théâtre Dijon-Bourgogne CDN, dans le cadre de Théâtre en Mai