Sous le conte, une bombe
Par Céline Doukhan
Les Trois Coups
Quand la complexité d’une relation père-fils se double d’une révolte contre le pouvoir de la grande finance : un résultat aussi poétique que percutant.
Jean‑Yves Picq avait écrit ce texte en 1995 pour faire entendre la voix d’un père, Martin, et celle de son fils. Dans cette version, adaptée par Picq sur une idée du comédien Jean‑Pierre Niobé, le dialogue est devenu monologue. Et Martin se fait donc le conteur de sa relation avec son fils Thomas. Un fils parfaitement lancé dans la carrière par le genre d’études que lui fait suivre son père : l’économie. Sauf que, petit à petit, l’étudiant s’échappe du chemin tout tracé. Il déraille, dans tous les sens du terme. Le capitalisme érigé en unique modèle ? Lui ne voit dans le monde actuel qu’une authentique guerre dont les civils sortiront à coup sûr vaincus, hagards, et sonnés d’avoir ainsi contribué à creuser, pendant des années, leur propre tombe.
Un discours que le père, lui, n’entend pas. Simple employé, il finit par renvoyer ce fils exaspérant à force d’exposés passionnés. Et Thomas de devenir une manière de performeur à l’humour grinçant et désespéré, un ange déchu, « un clown qui fait honte à son père ». Jusqu’à ce jour fatal qui voit le père basculer, enfin, du côté du fils honni.
En matière de mise en scène, le plateau est nu. Seuls le surplombent, quelques mètres au-dessus, trois néons blancs, dont l’intensité lumineuse varie en fonction des séquences. Fin du paragraphe sur les éléments scénographiques (on ne fera pas à Kentin Juillard, qui se tient sur le côté avec son tambour, l’affront de l’y inclure).
Jean‑Pierre Niobé intense
La pièce se désigne elle-même par un genre littéraire, le conte ; et, de fait, dans cette mise en scène on ne peut plus épurée (peut-être trop), c’est bien le texte qui a la part belle, servi par un Jean‑Pierre Niobé 1 intense, qui donne à chaque mot une force singulière.
Le texte de Jean‑Yves Picq est un long cri de rage, poignant, et l’on ferait fausse route en y cherchant un texte documentaire, ou pesant avec raison le pour et le contre. Ici, au contraire, l’angle éminemment politique de la fable est pleinement assumé. Picq parle aux tripes. « Qu’est-ce qu’un profit qui ne profite pas à ceux qui devraient en profiter ? », se demande Martin. Si question il y a, elle serait plutôt, au vu du geste extrême finalement choisi par Thomas : jusqu’où aller ? Comment concilier sa révolte et le fait de vivre, tout simplement ?
Sur scène, la démarche de ne pas voir ce personnage, de ne pas réellement entendre ses échanges avec son père, ne nuit pas à la force du propos. Mais il nuit tout de même au dynamisme de l’ensemble. Ne pas assister à un dialogue entre deux protagonistes place le spectacle dans une dimension singulière, celle, en effet, du conte, avec toute la charge symbolique, presque abstraite, que peut porter ce genre. Tandis que l’incarnation par deux comédiens de deux personnages différents pourrait ancrer davantage le texte dans une forme plus théâtrale et plus convaincante encore.
Cette tendance à la poétisation, s’appuyant sur le très beau texte de Picq, est mise en relief par la musique, lorsque Kentin Juillard souligne certains passages en frappant son tambour. Ces rythmes puissants accentuent en général l’âpreté du propos, et incarnent en quelque sorte la voix du fils en révolte, tandis que Juillard lui-même, droit et silencieux, en donne à voir une représentation lointaine. Ces sons à la fois purs et robustes, sans mélodie, sonnent aussi comme un élégant contrepoint à cette phrase prononcée par Martin, comme quoi « nous n’entendons que des bruits, des hurlements ». ¶
Céline Doukhan
- Aussi musicien, voir ici.
Conte de la neige noire ou De la démolition comme art et comme projet, de Jean‑Yves Picq
http://jpniobe.wix.com/niobe-site
Mise en scène : Jean‑Louis Raynaud
Avec : Jean‑Pierre Niobé (jeu), Kentin Juillard (musique)
Création lumières : Stéphane Hulot
Scénographie : Jean‑Louis Raynaud
Costumes : Christine Vallée
Photo : © Alain Szczuczynski
Théâtre Paul‑Scarron • 8, place des Jacobins • 72000 Le Mans
Réservations : 02 43 43 89 89
Le 15 juin 2016 à 14 h 30 et 20 h 30, le 16 juin à 18 h 30
Durée : 1 heure
8 €
Tournée :
- Les 2 et 3 juillet 2016 à 17 heures à Brioux‑sur‑Boutonne
- Du 6 au 27 juillet 2016 à 18 h 30 (relâche les 11, 18 et 24) au Off d’Avignon, Grenier à sel
- Les 17 et 18 novembre 2016 à Saint‑Étienne, Théâtre du Verso
- Les 1er, 2 et 3 décembre 2016 à Laval, l’Avant‑Scène
- Le 13 décembre 2016 à Saint‑Barthélemy-d’Anjou, Théâtre de l’Hôtel‑de‑Ville
- Le 9 mai 2017, Théâtre de Rungis