« Crossroads to Synchronicity », Carolyn Carlson, Théâtre Libre, Paris

crossroads-to-synchronicity-Carolyn-Carlson © Frédéric-Iovino

D’âmes à âmes

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Plus de dix ans après sa création, Carolyn Carlson revisite Synchronicity, inspirée par Carl Jung. Avec une acuité particulière, elle exprime sa perception sensible des événements qui bouleversent le cours d’une vie dans un ballet exceptionnel, pétri d’émotions intenses et traversé de présences bienveillantes. Ne pas manquer cette œuvre profonde et délicate d’une grande dame de la danse contemporaine.

Une horloge qui s’arrête lors de la mort d’un père aimé, des retrouvailles improbables entre deux courses éperdues, une rencontre qui change tout… Voilà autant de situations inouïes, de coups de pouce au destin entre des êtres reliés (sœurs, amis, amants, mère, enfant…). À qui, à quoi, relier ces épiphénomènes ? Carolyn Carlson explore le sens de ces étranges coïncidences.

Carrefours

Sur scène, elle chorégraphie des personnages mus par des nécessités impérieuses, des urgences. Ces êtres subissent des épreuves, traduisent la fulgurance d’une apparition, empruntent des tournants décisifs. Si les étreintes sont fugaces, ça palpite de toutes parts. Les interprètes se heurtent, chutent et se relèvent, s’empoignent. Graciles, ils ressemblent d’ailleurs à Carolyn Carlson, déploient leurs corps élancés avec souplesse, arborent des muscles saillants.

La verticalité est très bien exploitée, mais tout l’espace est bien habité avec des solos inspirés, des duos magnifiques et des ensembles à belle amplitude. Que la danse soit tellurique ou aérienne, les mouvements sont précis. Ils donnent à voir les vagues, le vent, les flammes. Carolyn Carlson a imposé un style fluide, magnifié par le travail des bras. L’ensemble est d’un lyrisme échevelé et d’une rare élégance. Sublime !

À cette danse expressive, s’ajoute une dimension théâtrale. D’emblée, les sifflements d’un train installent une ambiance ; une table de banquet apporte de la solennité ; des chaises donnent une assise, avant le dévoilement de perspectives insoupçonnées. L’invisible devient concret, mais sans jamais dissiper le mystère.

En contrepoint, des séquences filmées légèrement décalées rendent compte de la perception subjective : les interprètes plongent dans les eaux profondes du danger, de la rébellion, de l’amour, des rapports humains. On s’engouffre alors avec eux dans les interstices de l’inconscient. Temps et espace sont comme suspendus. Les images sont d’une beauté à couper le souffle.

Cheminements

Le répertoire de Carolyn Carlson est décidément hors norme. Accompagnée de danseurs fidèles à son univers, la chorégraphe ne cesse pas de chercher. À 80 ans, sa démarche demeure exceptionnelle, avec un espace sans limite de créativité et de liberté au sein duquel s’entrelacent geste et pensée poétique nourrie de philosophie et de spiritualité. D’ailleurs, au terme « chorégraphie », cette grande dame préfère celui de « poésie visuelle » pour désigner son travail.

© Frédéric Iovino

Crossroads to Synchronicity est une œuvre très personnelle. La bande musicale nous ramène à l’Amérique de sa jeunesse, avec Ry Cooder, compositeur du film Crossroads de Walter Hill, Bob Dylan, Bruce Springsteen, Alela Diane, mais aussi et encore des artistes expérimentaux tels Tom Waits, Gavin Bryars, John Adams, Laurie Anderson. Sibelius évoque ses origines finlandaises. Henry Purcell nous parle peut-être davantage. En tout cas, d’hier à d’aujourd’hui, mémoires singulières et universelles se croisent.

Miracles ?

Entre les mondes flottants de la vidéo et la scène tangible, les intentions affleurent à la surface de sa conscience. Les corps des danseurs sont traversés par les correspondances symboliques évoquées par les images, ces synchronicités qui métamorphosent à jamais le regard. Carolyn Carlson évoque évidemment les recherches du psychanalyste Carl Jung sur le sujet, lui qui a si bien remis en question le principe de causalité et valorisé l’intuition, dans les prises de décision intimes. Et si l’on pouvait se laissait toucher, voir transformer par des « choses » qui nous dépassent ? Si le passé pouvait révéler le présent et vice versa ?

Bouddhiste, Carolyn Carlson ouvre autant les portes à l’inconscient qu’aux croyances. Des entités guideraient-elles aussi les êtres ? De l’espace mental à celui concret de la scène, les énergies circulent. Entre abstraction et sensualité. Les lumières sont chaudes, éclaircissent les cœurs meurtris, nous éveillent. Aubes, crépuscules, orages… Les projecteurs sculptent aussi l’espace, notamment le hors-champ. Magnifique, la scénographie joue sur les ouvertures. Quand elles ne masquent pas, les portes aident à franchir des seuils. Tout du moins à percevoir les ailleurs. C’est renversant.

Après Signes, autre reprise, récente à l’Opéra Bastille, Carolyn Carlson décille nos regards. Et laisse des traces indélébiles. L’empreinte d’une grande âme. 🔴

Léna Martinelli


Crossroads to synchronicity, de Carolyn Carlson

Site de la compagnie
Site de Quartier Libre
Avec : Juha Marsalo, Céline Maufroid, Riccard Meneghini, Isida Micani ou Sara Simeoni, Yutaka Nakata, Sara Orselli
Assistant chorégraphique : Henri Mayet
Création lumière : Rémi Nicolas, assisté de Guillaume Bonneau
Conseil musical et créations sonores : Nicolas de Zorzi
Costumes : Élise Dulac et Emmanuelle Geoffroy, en collaboration avec Colette Perray, Léa Drouault, Cécile Pineau
Peinture scénographie : Cédric Carré
Collaboration scénographie : Jank
Montage vidéo : Baptiste Evrard
Collaboration films 2012 : Olivier Madar (vecteur m), Juliette Louste, Zahra Poonawala, Le Fresnoy, studio national des arts contemporains
Durée : 1 h 10

Théâtre Libre • 4, bd de Strasbourg • 75010 Paris
Du 15 novembre au 3 décembre 2023, du mercredi au samedi à 21 heures, le dimanche à 16 heures
De 12 € à 61 €
Réservation : 01 42 38 97 14, par mail ou en ligne

Photos © Frédéric Iovino sauf photo 5 © Laurent Paillier

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