Torreton compose un grand Cyrano
Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups
Les types humains, issus de la littérature, ne sont pas si nombreux. Cyrano de Bergerac en est assurément un. Le succès constant, depuis sa création il y a plus d’un siècle, du chef-d’œuvre d’Edmond Rostand vient en partie de là. Cela fait aussi qu’il est toujours risqué de s’attaquer à un tel monument.
Les choix de Dominique Pitoiset pour cette nouvelle version de Cyrano de Bergerac sont radicaux. Le premier est une unité totale de lieu : une grande salle carrelée de blanc au fond de laquelle s’ouvre une grande porte battante sera tout à la fois l’hôtel de Bourgogne, l’échoppe de Ragueneau, le jardin de la scène au balcon, le campement au siège d’Arras et le refuge final de Roxane. Le mobilier, rudimentaire et quasi réglementaire, nous fait comprendre que nous sommes dans la cantine ou le foyer d’un hôpital. L’apparition des personnages, une pauvre humanité mal vêtue de pyjamas ou de méchants survêtements, nous le confirme et nous laisse entendre qu’il s’agit d’un hôpital psychiatrique.
Le second est encore plus surprenant : nous sommes dans un hôpital psychiatrique parce que Cyrano est, en fait, un maniaco-dépressif toujours partagé entre une grande exaltation et une humeur atrabilaire, que Pitoiset rapproche de celle d’Alceste. À ces deux piliers, le metteur en scène en ajoute un troisième en faisant de son personnage central un parangon de l’esprit national français, dont l’exemple parfait serait un (« le ») comédien. Tel est le fil rouge de son adaptation. Ces présupposés acceptés, le Cyrano de Bergerac que nous donne à voir Pitoiset a de quoi intéresser les spectateurs. On regrettera seulement, çà et là, quelques vulgarités dont le texte de Rostand n’a pas besoin pour être comique.
Un surcroît d’humanité
Les grands moments de la pièce, les morceaux de bravoure ou d’émotion, sont tous là : la scène avec Montfleury, la tirade du nez, le duel et sa ballade, même s’il se transforme en empoignade de voyous, la première entrevue avec Roxane, la scène du balcon évidemment, la scène finale, etc. Mais, surtout, la façon dont Torreton interprète son personnage lui confère, pourrait-on dire, un surcroît d’humanité. Physiquement, Torreton n’est évidemment ni Depardieu ni Weber, il renonce donc à la flamboyance héroïque. Même s’il lui arrive de gonfler un peu son pourpoint, pardon, son marcel, on peut dire qu’il sousjoue, d’une certaine façon. Ce contraste entre le texte et le jeu ne le rend que plus attachant. Dans les moments de doute, dos voûté, lippe tombante, regard de chien battu qui finit par se rebiffer, Philippe Torreton est particulièrement émouvant. C’est peu de dire qu’il domine la distribution, et pas seulement par l’ampleur du texte qu’il doit assumer.
Excellent subterfuge
Le reste de la troupe peine à le suivre sur ces hauteurs, et les choix du metteur en scène ne constituent pas toujours un secours. De Guiche (Daniel Martin) est le plus souvent réduit à n’être qu’un pantin caricatural. Le Bret (Bruno Ouzeau) n’a d’existence que fantomatique. Ragueneau (Jean‑Michel Balthazar) garde quelque épaisseur et parvient à faire exister ce pâtissier rimailleur et philosophe. Patrice Costa campe un Christian qui garde son intérêt. Le cas le plus curieux est celui de Roxane (Maud Wyler). La mise en scène en fait une infirmière ou une aide-soignante qui tient plus de la collégienne montée en graine ou de la péronnelle que de la précieuse décrite par Rostand. Il n’est pas surprenant dès lors que l’interprète peine à donner vie à son personnage.
Cependant, Maud Wyler se montre excellente dans deux passages. D’abord, la scène du balcon qui, par un excellent subterfuge, se transforme ici en dialogue par Internet, façon Skype®. Filmée en très gros plan et montrée sur un écran de belle taille, Maud Wyler donne à voir très concrètement, à toucher presque, l’émotion suscitée par les mots de Cyrano-Torreton. De la même façon, elle saura insuffler le pathétique nécessaire dans la dernière scène, lorsque le quiproquo se dévoile à elle.
Les partis pris de Pitoiset acceptés, le Cyrano de Bergerac qu’il nous donne à voir a de quoi séduire les spectateurs. On désapprouvera seulement quelques vulgarités dont la pièce n’a pas besoin pour être drôle. Cette nouvelle version, néanmoins, devrait surtout charmer le public grâce au texte de Rostand et à l’immense talent de son principal interprète. ¶
Jean-François Picaut
Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand
Adaptation : Dominique Pitoiset
Mise en scène : Dominique Pitoiset
Avec : Philippe Torreton (Cyrano), Maud Wyler (Roxane), Patrice Costa (Christian), Daniel Martin (Comte de Guiche), Jean‑Michel Balthazar (Ragueneau), Bruno Ouzeau (Le Bret), Martine Vandeville (la Duègne, Lise, un poète, un cadet, Mère Marguerite), Jean‑François Lapalus (Montfleury, Carbon de Castel‑Jaloux, un poète, une sœur), Gilles Fisseau (Lignière, un pâtissier, un poète, un cadet, une sœur), Nicolas Chupin (Valvert, un pâtissier, un poète, un cadet, Sœur Marthe), Adrien Cauchetier (un fâcheux, un pâtissier, un poète, un cadet, Sœur Claire)
Dramaturgie : Daniel Loayza
Scénographie et costumes : Kattrin Michel, assistée de Juliette Collas
Lumière : Christophe Pitoiset
Travail vocal : Anne Fischer
Bagarre chorégraphiée par : Pavel Jancik
Coiffures : Cécile Kretschmar
Réalisation du nez : Pierre-Olivier Persin
Assistants à la mise en scène : Marie Favre et Stephen Taylor
Photos : © Brigitte Enguérand
Production déléguée : Théâtre national de Bretagne-Rennes
Production exécutive : Théâtre national de Bordeaux-Aquitaine
Théâtre national de Bretagne • salle Vilar • 1, rue Saint‑Hélier • 35000 Rennes
Réservations : 02 99 31 12 31
Du 5 février au 16 février 2013 à 20 heures (relâche les 10 et 11)
Durée : 2 h 40
25 € | 21 € | 10 € | 8 €