Une rencontre pas comme les autres
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Créé au Théâtre national de Strasbourg en 2016, ce spectacle finit sa longue tournée au Théâtre 14. Une version empreinte de sauvagerie qui détone.
Cette pièce de Bernard-Marie Koltès narre la rencontre d’un Dealer et d’un Client. La transaction, censée répondre à un sérieux manque, recèle une part de danger. Mais de quelle offre s’agit-il et à quelle demande répond-elle ? Trafic de drogue, prostitution, négoce des âmes… Koltès ne nous éclaire pas, puisque jamais la chose n’est nommée. Ouverte à l’infini des possibles, cette pièce est justement intéressante pour ce mystère insondable.
Finalement, peu importe la nature de cet obscur objet de désir. Cette envie brûlante qui guide les pas du Client fait naître une proposition qui n’a rien de concret, surtout que l’ambiguïté suscite un dialogue hautement philosophique. La rencontre est biaisée pour cause d’insatisfaction : c’est bien la seule chose qui met finalement d’accord les personnages. Au-delà de la confrontation entre ces deux individus, plusieurs thèmes sont malgré tout traités : l’esclavage, la violence des rapports sociaux, la marge, la nécessité du langage (donc de la civilisation) et l’indicible, la solitude.
Noir et blanc
Sans esbroufe, on part donc à la rencontre, plus ou moins à vue, de ces personnages et de ce qu’ils nous racontent : en somme, leur impossible rencontre. Ils évoluent dans un hors champ, là où s’égarent les cœurs en peine, au milieu de nulle part, là où les corps s’éprennent parfois, là où surtout les âmes apprennent de leur errance.
Interprète de Roberto Zucco, mis en scène par Jean-Louis Martinelli (créé au TNS en mars 1995), Charles Berling souhaitait, depuis longtemps, retrouver l’écriture de cet auteur contemporain majeur. Dans cette version sensible, il affirme des partis pris audacieux qui tranchent avec ceux de Patrice Chéreau, dont la mise en scène et l’interprétation (aux côtés de Pascal Greggory, en 1995, pour sa 3e version) a marqué l’histoire du théâtre. Dans un contexte d’année sida (Koltès en est d’ailleurs mort en 1989), le désir secret évoquait une proposition homosexuelle, avec une lecture érotique manifeste, incarnée par la présence, incandescente, sur le plateau, de deux acteurs au sommet de leur art. Bien que se désirant éperdument, ces deux personnages se refusaient l’un à l’autre dans une danse tout à la fois macabre et vivifiante.
Un chef-d’œuvre recèle tellement de possibilités d’interprétations ! Récemment, Roland Auzet y explorait le désir comme marchandise entre deux femmes qui évoluaient dans un centre commercial, temple de la consommation (lire la critique de Trina Mounier). Charles Berling et son collaborateur artistique Alain Fromager dégagent de nouvelles pistes. Point de dimension érotique, dans leur travail, sans doute par crainte de céder à l’anecdotique. Le dialogue se fait combat, exhibition aussi, mais pas étreinte. La relation traduit un désespoir profond, dont la cause reste énigmatique. Presque métaphysique.
Pour marquer son appartenance au monde de la nuit et du commerce illicite, Koltès recommandait que le Dealer soit noir (ou vêtu de noir), face au Client, homme du jour et de la légalité, blanc (ou en blanc). Ici, le premier est une femme noire (alors que le rôle est écrit pour un homme). En treillis, Mata Gabin campe une marchande impériale, en majesté sur son territoire, chasseuse prête à en découdre pour satisfaire l’envie dévorante qui taraude son interlocuteur. Certes, elle tapine. Puissante, elle flaire aussi sa proie pour prendre le dessus. La comédienne bouge bien et s’illustre par une force oratoire certaine, proche du slam.
Face à cette brillante négociatrice, l’acheteur, en retrait, semble particulièrement paumé. En effet, sa perversité se mue en douleur, option qui vide, a priori, le rapport de force de sa substance, avec une transaction davantage saturée de peurs viscérales que de tensions. Pourtant, elle révèle, en creux, un abîme vertigineux que la logorrhée ne masque pas. Beaucoup de « blancs » dans cette version. Le rythme est parfois étiré jusqu’à la limite, comme pour mieux laisser surgir l’imprévu. Or, aussi redoutables que les mots, ces silences sont utilisés comme des armes. Comme en apnée, ces respirations ponctuent la partition. Dense, le texte à la construction circulaire, n’en est que plus hypnotique.
La chair des mots
Physique, le jeu traduit un rapport animal. Projetés dans l’inconnu, les deux se traquent, l’un serpente et tente d’ajuster son étau, tandis que l’autre resserre ses anneaux, bien que les contacts charnels soient très limités. La scénographie s’organise autour des trois gestes capitaux : l’offre de la veste, la main posée sur le bras et le crachat. La pièce est montée ici comme un dialogue entre deux personnages, et non pas comme deux monologues en parallèle car, malgré tout, ils se touchent (au propre et au figuré). Ils se sondent pour se pénétrer par la chair des mots. D’ailleurs, la joute verbale prend parfois des atours de rhétorique.
De l’obscurité à la lumière, on découvre donc, à fleur de peau, un Blanc sans doute mal aimé, ou trop peu. Tapi dans l’ombre, celui-ci apparaît d’abord dans la salle, puis se maintient en périphérie, toujours à la marge, rejeté puis dominé. Il évolue sur différents plans, y compris sur une passerelle, dont la hauteur ne lui donne pas l’aplomb suggéré par le texte. L’acheteur n’est pas net mais, par ce renversement des rôles, il permet au Dealer de prendre sa revanche. De s’affranchir du commerce des hommes ?
La puissance du propos reste intacte car le sel de l’expérience humaine est toujours finement restitué : la cruauté des rapports sociaux et la solitude, les marchandages, les arrangements, le désir de transgresser la médiocrité. Porté par une langue lyrique et sauvage, l’auteur de ce théâtre existentiel et ses mots ciselés n’ont décidément pas fini d’inspirer les metteurs en scène. Entre sensibilité et rage de vivre. ¶
Léna Martinelli
Dans la solitude des champs de coton, de Bernard-Marie Koltès
Le texte est édité aux Éditions de Minuit
Mise en scène : Charles Berling
Avec Mata Gabin et Charles Berling
Conception du projet : Charles Berling et Léonie Simaga
Collaborateur artistique : Alain Fromager
Décor : Massimo Troncanetti
Lumières : Marco Giusti
Son : Sylvain Jacques
Assistante à la mise en scène : Roxana Carrara
Regard chorégraphique : Frank Micheletti
Durée : 1 h 15
Théâtre 14 • 20, avenue Marc Sangnier • 75014 Paris
Du 8 au 26 juin 2021, mardi, mercredi et vendredi à 20 heures, jeudi à 19 heures et samedi à 16 heures
Tarifs : de 7 € à 25 €
Réservations ici