« Des arbres à abattre », de Thomas Bernhard, Théâtre national de la Colline à Paris

De l’irritation comme l’un des beaux‑arts

Par Fabrice Chêne
Les Trois Coups

Rares sont les textes de Thomas Bernhard à n’avoir pas encore été portés à la scène. S’emparant de l’un des derniers romans du grand auteur autrichien, Claude Duparfait et Célie Pauthe ont su en restituer à la fois l’émotion et l’ironie grinçante.

Théâtre, roman : la frontière est poreuse entre les différentes œuvres de Thomas Bernhard. Toutes font entendre des voix monologuant et se racontant à l’infini. Dans Des arbres à abattre (sous‑titré « Une irritation »), la voix du narrateur est celle d’un écrivain qui retrouve sa ville natale et ceux qu’il a côtoyés jadis. Le spectacle est né du désir longuement mûri de Claude Duparfait et Célie Pauthe d’adapter cette œuvre si fortement inspirée par le souvenir des premières années de la carrière artistique de l’auteur. (La dernière nommée, résolument tournée vers le théâtre contemporain, est depuis 2010 artiste associée au Théâtre de la Colline, où elle a notamment mis en scène l’an dernier l’ultime pièce d’Eugène O’Neill.)

Nous sommes à Vienne, dans les années 1980. Le narrateur, resté longtemps absent, a accepté l’invitation des époux Auersberger, des amis de trente ans, eux‑mêmes artistes… Trois décennies plus tôt, du temps de leur jeunesse, ces personnages entretenaient des relations étroites, formaient avec quelques autres un petit cénacle. Mais le temps a passé et, assis dans son « fauteuil à oreilles », le narrateur, ne cesse de regretter d’avoir accepté cette invitation au « dîner artistique », que ses anciens amis ont organisé en l’honneur d’un comédien du Burgtheater. En même temps, il se souvient de leur amie Joana, qu’on a enterrée le jour même, et dresse un portrait au vitriol de ses hôtes et de leurs invités…

Écriture hypnotique

Ce fameux « fauteuil à oreilles », qui semble s’être échappé du livre pour se retrouver sur la scène du Théâtre de la Colline, Claude Duparfait et Célie Pauthe en ont fait le motif principal de leur dispositif scénographique. Le comédien et metteur en scène y restera assis, seul face au public, tout le temps que dure le fascinant monologue initial qui résume tout l’art de Thomas Bernhard : une écriture hypnotique qui avance en spirales et retours sur elle‑même, avec ses effets de répétition et d’insistance, sa scansion si particulière et si reconnaissable. Une écriture qui dissèque le ridicule des prétentions humaines, mais qui sait aussi se faire émouvante pour évoquer le destin tragique de Joana, « l’enfant malheureuse », une artiste à la destinée incertaine qui, abandonnée de tous, a fini par se donner la mort.

Lorsque les autres comédiens entrent en scène après une heure de ce monologue désenchanté et magnifiquement évocateur, si bien porté par Claude Duparfait, c’est presque un deuxième spectacle qui commence. Le spectateur voit soudain s’incarner ceux dont on lui a si longuement énuméré les bassesses et les insuffisances : ces artistes complaisants et embourgeoisés de la bonne société viennoise. Outre le couple de musiciens Auersberger, il y a là la romancière Jeannie Billroth, qui se prend pour la Virginia Woolf autrichienne, et un comédien autosatisfait du Burgtheater qui aligne les poncifs. Mais, loin de se contenter d’être des marionnettes sous le regard implacable du narrateur, ces personnages acquièrent soudain de l’épaisseur en même temps qu’ils prennent la parole et font entendre leur point de vue…

Une place à la musique

Tel a été le choix audacieux des deux metteurs en scène : infléchir le roman pour en souligner la dimension secrètement polyphonique, redécouper le texte de manière à donner leur chance aux autres personnages. Désormais, l’écrivain se tait et les écoute. Pour eux, lui, l’invité de dernière minute, est le « renégat », le « traître ». Tous ont quelque chose à lui dire. Pour que cette vision décentrée puisse véritablement renouveler l’intérêt du spectacle, il fallait des comédiens à la hauteur, et c’est le cas. Tous sont remarquables, à commencer par Annie Mercier dans le rôle de Jeannie Billroth et Fred Ulysse dans celui du comédien du Burgtheater. Une mention spéciale à François Loriquet qui incarne Auersberger, aussi bien pour son jeu tout en ruptures que pour ses talents de pianiste.

Car les deux metteurs en scène ont eu l’intelligence d’accorder une place à la musique, si importante dans l’univers de Thomas Bernhard. Non seulement en plaçant sur le plateau, en vis-à-vis du fauteuil, un piano à queue. Mais aussi en n’hésitant pas à faire entendre le Boléro de Ravel cher à Joana, l’amie disparue, en même temps qu’une vidéo rend soudain présente pour quelques minutes celle qui « avait le don de voir aussi constamment le beau à côté de toute la laideur monstrueusement omniprésente ». Beau moment suspendu, et chose étonnante que de faire partager au spectateur le deuil d’un personnage qu’il n’a jamais vu. 

Fabrice Chêne


Des arbres à abattre, de Thomas Bernhard

Texte disponible dans la collection « Folio »

Traduction : Bernard Kreiss

Un projet de Claude Duparfait et Célie Pauthe

Adaptation et mise en scène : Claude Duparfait, en collaboration avec Célie Pauthe

Avec : Claude Duparfait, François Loriquet, Annie Mercier, Hélène Schwaller, Fred Ulysse, et la participation d’Anne‑Laure Tondu

Scénographie : Marie La Rocca

Lumière : Patrice Lechevallier

Costumes : Mariane Delayre, assistée d’Anne Tesson

Son : Aline Loustalot

Vidéo : Mammar Benranou

Photos : © D.R.

Théâtre national de la Colline • 15, rue Malte-Brun • 75020 Paris

Métro : Gambetta

Réservations : 01 44 62 52 52

www.colline.fr

Du 17 mai au 15 juin 2012, du mercredi au samedi à 21 heures, le mardi à 20 heures, le dimanche à 16 heures

Durée : 2 h 10

29 € | 24 € | 14 € – le mardi 20 €

Rencontre publique avec l’équipe artistique : mardi 5 juin 2012 à l’issue de la représentation

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