La Jeune Femme, les mots et le moulin
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Dans le plus grand dépouillement et avec une infinie délicatesse, la compagnie La Présidente a eu 19 propose une mise en scène de la pièce de David Harrower « Des couteaux dans les poules ». Une proposition qui résonne avec des propos de détenues. Le pari est fort et parfaitement réussi.
Dans une campagne indéterminée, une femme mène une vie âpre auprès d’un mari négligent. Un jour, elle est bouleversée par un autre homme : le meunier qui lui a fait découvrir le pouvoir des mots… La pièce de David Harrower n’est ni un drame réaliste, ni un vaudeville rural. Elle déroute les catégories, comme les mots échappent à son personnage principal. Jouant sur les anfractuosités d’une langue inventée, elle nous invite à traverser une lande mystérieuse où l’on reste sur le qui-vive pour ne pas s’égarer. Comme chez les sœurs Brontë, il y règne une violence primordiale, presque légendaire. Et la Jeune Femme y découvre la peur et le désir avant de se rencontrer elle-même par le truchement de l’écriture.
Loin d’éclaircir le texte au risque de l’affadir, voire de le dénaturer, Laurianne Baudouin et Jean-François Bourinet ont été attentifs à son murmure étrange. À leur tour, ils nous convient à lire entre les lignes, à deviner seulement ce qui se joue. Adultère ou rêve ? Meurtre réel ou imaginé dans un récit cathartique ? Qui pourrait bien le déterminer ? Pour faire la part belle à nos interrogations, la scénographie ménage des ajours et stimule l’imagination. Des panneaux de craie bleus font songer à l’école où la Jeune Femme a peut-être jadis appris à lire avant de réduire les mots à leur utilité. Sur leurs surfaces, s’écrivent des noms de lieux, des esquisses d’objets ou d’animaux que chaque spectateur peut compléter. Dans leurs interstices se jouent encore d’obscures histoires, se dessinent des lignes de fuite.
Portraits croisés de jeunes femmes en feu
Quant à la distribution, elle brouille tout autant les cartes. D’une part, Jean-François Bourinet joue à la fois William, le mari, et Gilbert, le meunier. Tout en nuances, il a d’ailleurs une vraie densité sur scène. D’autre part, aux voix des comédiens se mêlent celles de quatre prisonnières de la maison d’arrêt de Limoges. Et comme du contact de deux écorces peut jaillir le feu, ici, la friction entre le réel et la fiction est créatrice de sens, de résonances, de beauté. Si on ne connaît que le prénom de ces femmes, le délicat travail sur le son de Nicolas Gautreau nous permet d’être au plus proche de leur voix, jusqu’à en saisir le grain, les rires, l’intelligence. C’est à nous de tisser les liens entre leurs propos et ceux de La Jeune Femme. Rien n’est donné, imposé.
On pressent pourtant qu’il est question de la force des mots, des brèches qu’ils creusent dans les prisons du quotidien. Si David Harrower s’abreuve à la source du conte, employant les figures traditionnelles du meunier érudit et ostracisé ou de la femme mal mariée, il réserve à ses protagonistes un dénouement inouï. Car, sa force, La Jeune Femme ne la puisera pas d’un autre, seulement d’elle-même. C’est ce que montre bien la très belle interprétation de Laurianne Baudoin. Brindille incandescente qui irradie le plateau, elle incarne en effet une de ces femmes obstinées à tracer leur chemin malgré la médisance des hommes ; elle donne un visage à cette héroïne privée de nom. Un beau visage et un beau spectacle. ¶
Laura Plas
Des couteaux dans les poules, de David Harrower
Traduction de Jérôme Hankins et Claude Régy
Le texte est publié aux Éditions de L’Arche
Mise en scène : Laurianne Baudouin, Jean-François Bourinet
Création son : Nicolas Gautreau
Avec : Laurianne Baudoin, Jean-François Bourinet et les voix d’Angélique, Céline, Danièle et Isabelle
Durée : 1 heure
À partir de 14 ans
Théâtre Expression 7 • 20, rue de La Réforme • 87000 Limoges
Le mardi 6 avril à 15 heures
05 55 77 37 50
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Blackbird, de David Harrower, les Célestins, à Lyon, par Maud Sérusclat