« Deux morceaux de verre coupant », « le Petit Frère des pauvres », « Langue fourche », de Mario Batista, Théâtre Ouvert à Paris

Cité Véron © D.R.

« Le danger de cette langue‑là »

Par Laura Plas
Les Trois Coups

En collaboration avec le Nouveau Théâtre d’Angers, le Théâtre Ouvert ouvrait son dix-huitième « chantier » au public : l’occasion de découvrir ce que, dans la confrontation de l’écriture de Mario Batista au plateau, des comédiens, un metteur en scène et l’auteur lui-même avaient les premiers découvert.

Mario Batista © D.R.
Mario Batista © D.R.

Au bout de la ruelle, il y a le boulevard de Clichy avec son agitation. Là, tout près, des cohortes de touristes se font photographier devant le Moulin rouge. Mais l’étroite ruelle, si calme, semble offrir un passage secret vers un autre monde. On s’y engage presque à l’aventure Et, au bout, s’est niché le Théâtre Ouvert. Quand on gravit les marches du théâtre, quand on découvre son insolite foyer longiligne, quand on s’installe enfin dans une salle étrange dont la coupole dément la forme rectangulaire, on ne s’étonne pas que le lieu soit dévolu à la création.

Car le théâtre tire son nom de son intérêt à l’œuvre en devenir, ouverte justement. C’est le moment où l’écriture se coltine avec le plateau et où on peut se demander si elle tiendra. Pour cette raison, le Théâtre Ouvert assume une activité éditoriale en offrant aux textes la forme du livre dans la collection « Tapuscrit ». Et on propose au Théâtre Ouvert des mises en voix, des mises en espace, des « gueuloirs », des chantiers… Et si on peut assister à des spectacles – objets finis, polis ? –, ceux-ci dévoilent des écritures contemporaines. Le risque de la création est ainsi toujours présent.

Quel chantier ( ? !)

Le vendredi 18 février 2011, le spectateur n’était donc pas invité à un spectacle, mais à une sortie publique de chantier. C’était le Chantier 18 consacré à une traversée dans l’écriture de Mario Batista, plus précisément dans Langue fourche, Deux morceaux de verre coupant et le Petit Frère des pauvres. Un chantier, qu’est‑ce à dire ? Un chantier propose la confrontation pendant deux à trois semaines entre une dizaine de comédiens professionnels, un metteur en scène et un auteur. Pendant ce court temps, les uns et les autres tâtonnent, tentent le texte en faisant l’épreuve par le jeu de ses gouffres, pics et anfractuosités 1. À la fin, la sortie de chantier (drôle d’expression) permet à l’échange de se poursuivre puisque les moments de mise en jeu alternent avec les prises de paroles du metteur en scène et/ou de l’auteur. Quelque chose continue donc à circuler.

Chantier Batista : attention aux blocs !

Quand on parle de chantier, on parle de matériau. Sur le chantier Batista, le matériau est la langue, est le corps. Ils sont difficilement dissociables. De fait, cette langue fourche fourbe engage le comédien. Respiration, halètement, tremblement. Les corps fébriles des interprètes semblent parcourus, comme ceux de pythies. Les mots monstres ne se contentent pas de la langue, ils cherchent à sortir par tous les pores. Quitte à mordre, quitte à se déverser dans un flux qui paraît ne pas devoir se tarir. Inversement, le corps des comédiens sculpte les blocs de la langue. Chaque corps, avec ses spécificités, impose ses coupures, arrête un sens possible. Car si la langue de Mario Batista est un bloc, c’est un bloc étrange, mouvant. Un mot y appartient souvent à plusieurs chaînes de sens ; si on coupe à un endroit ou à un autre, il se métamorphose. Il peut aussi créer la surprise, exploser à la figure. Ainsi, « le corps comme la langue sont des choses que l’on met en mouvement », affirme M. Batista. C’est sans doute pourquoi on a du mal à emprisonner cette écriture en la caractérisant. Au cours de la soirée, beaucoup d’images ont été employées : celle de l’alpinisme ou de la spéléologie, celle de la sculpture…

Lucien Attoun 2 disait vendredi que Mario Batista était un « Kroetz baroque » 3. C’est en tout cas un étrange théâtre du quotidien que celui qui fait aussi penser à un conte, peuplé qu’il est d’un fils collectionneur de têtes de petites filles, d’une mère aux seins boulets. Il y a bien des mots qui reviennent et des thèmes de la vie : la famille, la misère, la misère dans la langue, le sexe, l’argent, le sexe par l’argent, par exemple. Cependant, on est à la fois près de la vérité et loin de la description naturaliste. Et dans les replis des mots courants, « ça gicle dans l’horreur sans qu’on s’en aperçoive » 4. Dans le corps à corps avec les mots, la raison gît parfois, assommée, les monstres en chacun 5, spectateur ou comédien, remuent. On en frémit. 

Laura Plas

  1. Le metteur en scène, Christophe Lemaître, développe cette métaphore alpine pour parler de l’écriture de Mario Batista.
  2. Directeur du Théâtre Ouvert.
  3. Auteur célèbre du théâtre qui se développe dans les années 1970 en Allemagne et en France et prend le nom du « théâtre du quotidien », car il évoque les vies ordinaires, souvent misérables.
  4. Propos de Christophe Lemaître.
  5. L’image du monstre intérieur a été formulée par l’une des comédiennes : Jézabel d’Alexis.

Extraits de Deux morceaux de verre coupant, le Petit Frère des pauvres, Langue fourche, de Mario Batista

Éditions Théâtre Ouvert, collection « Tapuscrit »

Atelier mené par Christophe Lemaître

Avec : Élise Berthelier, Alexandre Boussat, Jézabel d’Alexis, Krotki Katarzyna, Catherine Le Hénan, Mélanie Malhere, Olivier Martial, Jean‑Pierre Morice, Pierre Morice, Clarice Plasteig, Ricky Tribord

Production : Nouveau Théâtre d’Angers, Théâtre Ouvert

Théâtre Ouvert, Centre national des dramaturgies contemporaines • jardin d’Hiver, 4 bis, cité Véron • 75018 Paris

Site du théâtre : http://www.theatre-ouvert.com/

Réservations : 01 42 55 55 50

Le 18 février 2011 à 20 heures

Durée : 1 h 40

Entrée libre sur réservation

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