Une étoile filante dans le ciel parisien
Par Estelle Gapp
Les Trois Coups
Sous le ciel étoilé de la coupole de Théâtre Ouvert, le comédien Laurent Poitrenaux incarne magnifiquement l’auteur Jean‑Luc Lagarce, dont le second volume du « Journal (1990-1995) » vient de paraître aux éditions Les Solitaires intempestifs. À travers l’itinéraire personnel de l’écrivain, l’acteur ressuscite une page de notre histoire culturelle. Magique et magistral.
« Ce fut un succès. Sans l’ombre de la moindre contestation. Et les gens criaient : bravo ! » C’est par ces mots que Jean‑Luc Lagarce évoque l’une des représentations du Malade imaginaire, qu’il a lui-même mis en scène, à Besançon, avec les comédiens du Théâtre de la Roulotte. Hier soir, à l’issue de la première, ce sont les mêmes mots qui reviennent pour saluer l’incroyable performance de Laurent Poitrenaux, dans ce portrait en pied (nu) de l’écrivain.
Pourtant, au début de la représentation, le comédien affiche une moue boudeuse. Un soupçon d’ironie trouble son jeu, à peine distancé. Car la distance est là : dans le public, il y a ceux pour qui le Journal de Jean‑Luc Lagarce évoque des souvenirs personnels – on craint un instant la tentation de la commémoration. Et il y a ceux, plus jeunes, lycéens, qui n’ont jamais lu les critiques de Colette Godard dans le Monde, qui n’ont jamais rencontré « Attoun et Attounnette », et qui mettront plus de temps à apprivoiser l’univers de Lagarce.
Puis, la magie opère. Sur un air de Joséphine Baker, le comédien entre peu à peu dans le personnage, s’appropriant lentement cet « autre » qu’il n’a pas connu. Sous le ciel – faussement – étoilé de Théâtre Ouvert, Laurent Poitrenaux ressuscite les 20 ans de Jean‑Luc Lagarce, à cet âge – adulte ? – où il a enfin « cessé de vouloir mourir quinze fois par semaine ». Avec pudeur, il égrène les années de solitude. Par jeu ou par provocation, il dissimule, sous une verve malicieuse, la souffrance du corps physique, et la souffrance de l’écriture.
Entre « nous », les vivants (les spectateurs) et lui, « le héros », l’écrivain rongé par la maladie, vient se glisser le souvenir d’autres personnalités, compagnons d’un Pays lointain, artistes et intellectuels disparus dans les années 1980 : Truffaut, Genet, Copi, Beckett, Koltès, Daney, Noureïev, Ionesco, Debord… Sur le mur noir, en fond de scène, leurs noms s’inscrivent et disparaissent, avec fugacité, comme des étoiles filantes.
On sort, ébloui par tant d’intelligence, de justesse et d’émotion. Des phrases reviennent, et l’on sent qu’elles vont nous accompagner longtemps : « Peer Gynt, mis en scène par Chéreau. Comment oser, après cela, faire du théâtre ? » ; « j’ai lu Mes parents de Guibert, un choc. L’amour et la haine, en même temps » ; « Tous ces morts. De quoi ? On s’en doute. À mettre sur la liste ».
Au bout du chemin, ce « solitaire intempestif », paradoxalement attaché à la vie de troupe, rencontre l’amour. On partage son bonheur, éphémère, menacé. Au jeune homme qui partage ses derniers instants, il ne dit pas qu’il est écrivain. Plus tard, une carte postale de cet amant, soldat à Brest, lui rappelle d’autres contrées, provinciales, une autre jeunesse. On pense à la Carte postale de Derrida. D’autres mots cernés de silence. D’autres morts à l’absence criante. ¶
Estelle Gapp
Ébauche d’un portrait, d’après le Journal (1977-1995) de Jean‑Luc Lagarce
Coproduction : Cie Les Intempestifs • 1, rue Gay‑Lussac • 25000 Besançon
03 81 21 19 78
et Théâtre Ouvert • jardin d’Hiver • 4, bis, cité Véron • 75018 Paris
Mise en scène : François Berrreur
Assistant à la mise en scène : Lélio Plotton
Avec : Laurent Poitrenaux
Création lumière : Bernard Guyollot
Création son et vidéo : David Bichindaritz
Photo : © J.‑J. Kraemer
Théâtre Ouvert • jardin d’Hiver • 4 bis, cité Véron • 75018 Paris
Réservations : 01 42 55 55 50
http://www.theatre-ouvert.com/
Du 7 mars au 1er avril 2008, du lundi au samedi à 20 heures (sauf mardis 11 et 18 mars 2008 exceptionnellement à 19 heures), samedi à 16 heures, relâche le dimanche
Durée : 2 heures
20 € | 15 € | 10 € | 8 €
Puis en tournée à Lyon, du 19 au 23 mai 2008
Le Point du jour • 7, rue des Aqueducs • 69005 Lyon
04 78 15 01 80