Édito

Le spectacle de la nature, en Ardèche (cc) Antonin ALLEGRE / Unsplash

Lettre à Vincent Cambier

Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups

Très cher Vincent,

Dans quelques jours, le 18 avril, trois années se seront écoulées depuis qu’une saloperie de maladie t’a condamné au confinement éternel. Aujourd’hui, par la force des choses, je me trouve provisoirement moi aussi confiné, et donc dans l’impossibilité de me rendre dans les théâtres, car ils sont tous fermés. En conséquence, les Trois Coups, ce journal du spectacle vivant que tu as fondé en 2006 et dirigé jusqu’en 2017, est aussi contraint à une activité différente.

Dans la peine qui est la mienne, mais sans doute aussi celle de tous les autres rédacteurs, je ne résiste pas à l’envie de t’adresser les quelques réflexions qui se bousculent dans ma tête d’amateur de théâtre, privé de toute rencontre avec les artistes, les techniciens et le public.

Ainsi me reviennent à l’esprit les propos de l’essayiste Bernard Dort ou du metteur en scène Matthias Langhoff, qui affirment en substance : « Le théâtre, c’est quand on VA au théâtre ». Ne pouvant plus y aller, je croule sous les courriels, les textos, les vidéos, substituts imparfaits à la fréquentation des lieux de spectacles. J’ai l’impression d’être devenu un drogué à qui l’on administre de la méthadone pour l’aider à supporter son manque. À toi, le virtuose de la critique, de la typographie et de la mise en page, j’aimerais poser quelques questions.

Qu’aurais-tu pensé de ces produits de remplacement à la vie vraie du théâtre ? J’imagine que tu te serais fiévreusement emporté pour me rappeler, entre autres, que rien ne peut remplacer la chair, le souffle, la voix, la présence du comédien.

Comment aurais-tu réagi à l’attitude d’artistes célèbres qui inondent la toile, confortablement installés devant leurs bibliothèques, de textes sur lesquels repose leur notoriété ? Ont-ils peur de devenir un temps invisibles, de perdre quelques étoiles au firmament des magazines ? Puis-je répondre à ta place, et oser imaginer que tu serais d’accord ?

En temps de pandémie, alors que chacun est contraint de rester chez soi, je préfère les comédiens discrets qui plantent micro et sono dans la cour de leur immeuble et offrent deux fois par jour leur talent à des voisins anonymes. Ni soucieux de leur réputation ni déguisés en prophètes prétentieux, ils font preuve à la fois de générosité et d’humilité. J’étends bien sûr cette admiration aux danseurs, marionnettistes, musiciens, scénographes, costumiers et à l’ensemble des collaborateurs des théâtres, réduits au silence et au chômage.

Crois-tu que les metteurs en scène addicts aux effets spéciaux et à la vidéo redécouvriront, par exemple, les enseignements fondamentaux de Peter Brook sur l’espace vide, l’irruption d’un acteur, puis d’un deuxième, l’utilisation de quelques accessoires simples pour faire naître et vivre le théâtre ? J’aimerais tant qu’on en revienne, sans interdire quoi que ce soit, à une sorte d’écologie de la création théâtrale.

Pour terminer, j’aimerais te dire avec humour et tendresse que, bien que confiné, j’ai le privilège d’aller quand même au théâtre chaque jour. La mise en espace et la scénographie du spectacle sont impressionnantes. Des châtaigniers, des pins, des peupliers et des arbres fruitiers forment un fabuleux fond de scène qui se détache sur un ciel azuré. Seuls ou en couple, des papillons multicolores décrivent une chorégraphie inventive tandis que constitués en chœur aux harmonies variées des mésanges et des rouges-gorges s’enivrent de leurs chants.

Au sol, plantes et fleurs forment un archipel de personnages qui semblent dialoguer. C’est comme si j’assistais à une représentation du Sacre du printemps. Depuis ma terrasse en Ardèche cévenole, je te dédie ce théâtre de la nature. Mais ne va pas croire que je suis enfermé dans « les eaux glacées du calcul égoïste » comme l’écrit Marx. Mon impatience est grande de franchir à nouveau les portes d’un lieu de représentation, où il faudra faire preuve d’imagination et de solidarité. Je ne t’oublie pas. 

Michel Dieuaide

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