La monstruosité à l’œuvre
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Entre danse, théâtre et cirque, ce spectacle de Martin Zimmermann détonne par son humour noir et sa fantaisie débridée.
Eins, Zwei, Drei : de drôles de lascars, ces gars-là ! Les personnages déambulent dans un musée d’art contemporain aussi sécurisé qu’une banque suisse, au sein d’un environnement où les codes de la bienséance n’autorisent guère le pas de côté. Alors forcément, soudain, tout bascule et plus rien n’est sous contrôle. Un détail, un accent, un pet de travers et voilà que le trio vrille. Les relations les plus banales dérapent alors vers des sommets de fureur et de folie.
Le monde est absurde. Zimmermann le rappelle dans chacune de ses créations fondées sur une observation minutieuse, et donnant lieu à une interprétation pleine d’humour. Or, ces trois clowns esquissent toute la complexité des relations humaines et de ses luttes de pouvoir.
Comment survivre dans ce jeu de massacre ? Heureusement, ici, la poésie de la maladresse, la malice et la fantaisie priment sur la monstruosité. Le monde aseptisé du musée se pare de couleurs et les cimaises plient sous le poids des vraies choses. D’ailleurs, après l’accueil des VIP dans toutes les langues, la vente aux enchères est une anthologie.
Du théâtre physique qui déménage
À l’opposé de la vision « classique » de l’élégance et du bon goût, Martin Zimmermann explose les codes, heurte les conventions. C’est non seulement très réussi visuellement, mais cette mini-société, en prise à ses propres conflits d’intérêts, révèle toute ses ambiguïtés.
Dans le travail de ce chorégraphe et metteur en scène suisse, les corps s’imposent, tandis que les objets acquièrent une dimension humaine. La collusion des deux génère également de multiples situations théâtrales, d’autant qu’ici, tout le potentiel de ces huluberlus à l’aspect monstrueux est remarquablement exploité : face au cheffaillon, le clochard céleste ne se soumet pas vraiment et le punk dérange.
Cette version contemporaine du trio clownesque est particulièrement intéressante : le clown blanc, digne et sérieux, tient toujours les rênes du pouvoir ; l’impertinent auguste fait royalement le bazar ; le contre-pitre achève de tout bouleverser. Ainsi, transposée à cet univers, la figure du performer, très répandue dans l’art contemporain, prend-elle tout son sens.
Formidables, Tarek Halaby, Dimitri Jourde et Romeu Runa font preuve d’une technique irréprochable, dans des registres différents, avec leurs spécialités (danse classique, contorsionnisme, acrobatie, danse contemporaine…). Précis, souple et profond, Dimitri Jourde est tout bonnement irrésistible. Vrai clown philosophe, il démontre que vivre, c’est s’adapter. Il le fait avec une maestria et une poésie onirique exceptionnelles.
Les interprètes et les objets animés dialoguent au milieu de scénographies mobiles. Les murs se dérobent, tandis que les sols s’effondrent. Que de prouesses ! Tous déploient une colossale énergie et la tournette, sur laquelle est installée le pianiste, fonctionne à plein régime. D’ailleurs, la présence du musicien (Colin Vallon a aussi réalisé la composition) apporte un vrai plus au spectacle, surtout qu’il interagit avec les personnages.
De façon débridée, Martin Zimmermann prend sérieusement au collet les thèmes de l’abus de pouvoir, de la soumission et de la liberté. Menant son monde tambour battant, il peut donner parfois l’impression de partir dans tous les sens, mais il retombe finalement sur ses pattes. Comme les protagonistes. Ces personnages déglingués, cet univers décalé où tout se bricole d’une manière iconoclaste, perturbe le regard pour donner à voir l’humain pris dans ses infinies contradictions. Ce théâtre-là frappe par l’universalité de son langage. ¶
Léna Martinelli
Eins Zwei Drei, de Martin Zimmermann
Concept, mise en scène, chorégraphie et costumes : Martin Zimmermann
Avec : Tarek Halaby, Dimitri Jourde, Romeu Runa et Colin Vallon
Création musicale : Colin Vallon
Dramaturgie : Sabine Geistlich
Scénographie : Martin Zimmermann, Simeon Meier
Conception décor, coordination technique : Ingo Groher
Création son : Andy Neresheimer
Création lumière : Jérôme Bueche
Collaboration à la mise en scène et œil extérieur : Eugénie Rebetez
Assistante à la mise en scène : Sarah Büchel
Création régie plateau : Roger Studer
Construction du décor : Ingo Groher, Ateliers Théâtre Vidy-Lausanne
Peinture décorative : Michèle Rebetez-Martin
Confection costumes : Katharina Baldauf, Doris Mazzella
Photos : Augustin Rebetez
Le Centquatre-Paris • 5, rue Curial • 75019 Paris
Dans le cadre la programmation du Théâtre de la Ville hors les murs
Du 20 au 24 février 2019, du mardi au samedi, puis tournée
De 18 € à 25 €
Réservations : 01 53 35 50 00
Durée : 1 h 30
À partir de 12 ans