Au poil !
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
« Éloge du poil » n’est pas un spectacle barbant. Drôle, insolite, il détourne les codes pour proposer une « métaphysique foraine » des plus poilantes. Jeanne Mordoj, affronte, non sans culot, les tabous sur la féminité, la mort et la différence.
Une femme en scène – à moins que ce ne soit un homme – attend le silence : « Ça y est ? Vous êtes installés ? On va pouvoir commencer ? ». C’est vrai, quoi ! Qu’est-ce que c’est long un public à trouver sa place, à se poser, à se taire. Elle a raison, Jeanne Mordoj. Du coup, à nous prendre ainsi à rebrousse-poil, on est tout ouïe. Quel tempérament ! Quant à sa dégaine, elle est pour le moins étrange : son corps mis en valeur dans un tailleur classique qui ne laisse pas de doute sur ses formes féminines est doté d’une tête à barbe ! D’emblée, cela sème le trouble d’autant que la jeune femme assume pleinement cette singularité. Tel un paon arborant ses plumes, elle expose cet attribut masculin avec beaucoup de naturel.
Serions-nous donc à la foire ? Les énergumènes, ce serait plutôt nous, les spectateurs, que la comédienne interpelle à plusieurs reprises. Normal qu’elle sache tenir son public, Jeanne Mordoj ! Elle vient du cirque et du théâtre de rue. Mise à la porte de la formation de Châlons-en-Champagne après une année difficile, elle part sur les routes avec le Cirque Bidon, La Salamandre, la compagnie Jérôme-Thomas. Elle apprend à s’adapter à toutes sortes de lieux, pratique l’improvisation, exerce son art. Elle collabore aussi avec Vincent Filliozat, membre fondateur du Cirque Plume, avec Arthur H et bien d’autres, tout en créant des solos où elle explore la problématique de la féminité. Éloge du poil est son troisième solo, mis en scène par Pierre Meunier, créé en 2007. Elle nous y présente un univers très personnel et infiniment poétique. Mélangeant les genres, entre féminin et masculin, cirque et théâtre d’objets, son spectacle est inclassable, baroque, unique.
Quelle tristesse que la normalité, l’uniformisation généralisée ! Parce que cette femme à barbe se situe hors des conventions, elle peut en effet tout se permettre. Excellent moyen de stimuler la création. Quelques numéros traditionnels s’enchaînent, mais nos repères sont sans cesse brouillés. Pas les œufs, en revanche, avec lesquels Jeanne Mordoj réalise un extraordinaire numéro qui vaut à lui seul le déplacement. Elle réinvente l’art du jonglage avec beaucoup d’humour. Une bassine sur la tête, elle évolue sur la scène dans les positions les plus incongrues pour une cueillette bien peu commune.
Quoi de plus absurde pour un éloge du poil que ces ossements, coquilles vides et autres merveilles minérales aussi lisses que la peau d’un bébé ! Ce spectacle atypique fait un peu office de poil à gratter. Et si ces restes dont on cherche tant à se débarrasser n’étaient pas si inutiles ? Pourquoi tant redouter la différence ?
Sortir du lot, se distinguer. Même en renouant avec une forme de sauvagerie ! Jeanne Mordoj laisse remonter à la surface d’archaïques pensées, s’adonne à de joyeux rituels comme s’enterrer vivante sur scène ! Du ventre humain d’où naît la vie et d’où sort la voix au ventre de la terre, berceau de l’humanité, il n’y a qu’un pas que la comédienne franchit allègrement. La drôlerie l’emporte toujours sur le morbide. Cherchant à se débarrasser de squelettes insupportables, elle détourne numéros de ventriloque et de magie dans une scène qui manque de virer au drame. Mais les bélier et blaireau qui lui servent de mascottes reprennent toujours du poil de la bête. Ces deux crânes qui ne cessent de se chamailler sont au poil ! À poil, Jeanne Mordoj l’est presque vers la fin du spectacle. Rien de tel pour goûter aux joies du pourrissement ! Bien pratique aussi pour faire danser des jaunes d’œufs sur son corps ! À défaut de vers…
Un spectacle tout public, qui prend aux tripes, à voir absolument. Surtout, si vous êtes… de mauvais poil ! ¶
Léna Martinelli
Éloge du poil, de Jeanne Mordoj et Pierre Meunier
Cie Bal – Jeanne-Mordoj
Création et jeu : Jeanne Mordoj
Mise en scène : Pierre Meunier
Collaboration à la chorégraphie : Cécile Bon
Collaboration à la ventriloquie : Michel Dejeneffe
Scénographie et lumière : Bernard Revel
Composition musicale et ambiance sonore : Bertrand Boss
Décor et accessoires, assistant de la femme à barbe : Mathieu Delangle
Régie générale et régie son : Éric Grenot
Costumes : Stéphane Thomas, Tania Dietrich et Élisabeth Cerqueira
Graphisme et peinture : Camille Sauvage
Photo : © Marie Frécon
Théâtre de la Bastille • 76, rue de la Roquette • 75011 Paris
Réservations : 01 43 57 42 14
Du 4 au 31 mai 2009 à 20 heures, dimanche à 17 heures, relâche les 8, 9, 10, 15, 16, 21, 22, 23, 24, 28 et 29 mai
Durée : 1 heure
Spectacle tout public
22 € | 14 € | 13 € | 10 €