Frères humains
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Dominique Delorme a fait un bien beau cadeau aux fervents de théâtre des Nuits de Fourvière avec la création de « En attendant Godot » de Samuel Beckett. Le spectacle, à l’image du travail d’Alain Françon, impeccable et passionnant, repose aussi sur la complicité qu’il entretient avec de grands comédiens. Une vraie réussite, un beau moment de théâtre.
C’était une occasion en or, au moment où Alain Françon est à la fois ovationné aux Molières 2022 (lire l’article de Léna Martinelli) et couronné par le prix Georges-Lerminier du Syndicat professionnel de la critique (lire l’article de Léna Martinelli). C’était aussi le rattrapage d’une erreur : Alain Françon, Stéphanois de naissance qui dirigea le Théâtre du Huitième à Lyon, puis le CDN de Savoie avant d’être nommé à La Colline, n’était jamais venu à Fourvière !
Il s’est fait la réputation d’un metteur en scène exigeant qui aime les œuvres fortes. Tchekov, Botho Strauss, Edward Bond sont à son répertoire. Mais il n’avait abordé Beckett qu’une seule fois, il y a dix ans, avec Fin de Partie. Aujourd’hui, il aborde une œuvre apparentée au théâtre de l’absurde, qui fut huée pour cette raison à sa création à Paris en 1953, et qui devait attirer la gloire sur son auteur quelque temps après… Depuis elle a fait le tour du monde.
La pièce est étrange, il est vrai. Elle comporte deux actes parallèles et symétriques (mêmes protagonistes, même espace-temps) et rien n’a changé entre les deux. Chez Beckett le temps ne bouge pas et n’entraîne ni espoir ni regret, juste un fatalisme teinté de fatigue. Wladimir (Gilles Privat) et Estragon (André Marcon, admirable) mènent une vie arrêtée. Au lever de rideau, ils sont présents sur une scène vide occupée par un arbre mal en point et un rocher. Ce sont des vagabonds qui se tiennent compagnie depuis longtemps. Ils ne se plaignent pas, malgré la pauvreté et la cruauté du monde (Estragon est régulièrement battu la nuit).
En ce début de pièce, Estragon essaie d’enlever son soulier car son pied enfle. Petites misères humaines. Ils sont vieux, de surcroît. À deux reprises, dans les deux actes, une fable de la condition humaine passe sous la forme d’un autre couple, maître et serviteur, Pozzo (inattendu Philippe Duquesne) et Lucky (qui est loin d’être chanceux), avec la corde qu’il a autour du cou et sur laquelle tire son propriétaire. Il est incarné par un Éric Berger, incroyable, qui fait de son corps un instrument d’une sensibilité inouïe. Face à ces scènes de la cruauté humaine, nulle révolte, juste l’envie pour Wladimir et Estragon d’y trouver une opportunité. Les comédiens, particulièrement Gilles Privat – car c’est son rôle – débordent d’énergie et on rit de bon cœur à cette mise en scène-là !
Lien étroit entre auteur et metteur en scène
Quand on sait que Beckett était réputé pour régler au millimètre, avec un soin maniaque, les moindres actions et éléments du décor, jusqu’aux éclairages, on se dit que les metteurs en scène de son œuvre ont bien peu de liberté pour créer une version personnelle.
Mais Alain Françon n’a plus rien à prouver en la matière. Il dit s’être davantage attaché aux notes de mises en scène de l’auteur qu’au texte lui-même, selon lui, une source essentielle. Ces notes dévoilent en effet en partie la philosophie de Beckett. Ainsi, Beckett affirmait-il ne pas savoir qui était Godot et que ce n’était pas important. De même, il indiquait que le surnom d’Estragon, Gogo, lui a été donné car il a toujours envie de bouger. Peut-être.
En tout cas, la pièce apparaît comme une machine à poser des questions, une machine philosophique sur la condition humaine. Nul doute que Françon trouve des abîmes de réflexion chez Beckett. C’est d’ailleurs le sentiment de ceux qui le lisent avec passion. L’auteur montre la nature de l’homme, si impuissante, si vite perdue, incapable de comprendre l’immensité qui l’entoure, le temps qui passe, sa place dans l’univers. Alors, il y a de la grandeur à avancer quand même. Et Beckett, comme Françon, d’observer les humains sans arrogance, ni dérision, mais avec empathie, à hauteur d’hommes, et de souligner que, malgré tout, ils ne sont pas seuls, pas vraiment des amis, mais nécessaires l’un à l’autre. ¶
Trina Mounier
En attendant Godot, de Samuel Beckett
Texte publié en 1948 aux Éditions de Minuit
Mise en scène : Alain Françon
Texte : Samuel Beckett
Avec : Gilles Privat, André Marcon, Philippe Duquesne, Éric Berger, Antoine Heuillet
Dramaturgie : Nicolas Doutey
Assistante à la mise en scène : Franziska Baur
Décor : Jacques Gabel
Lumières : Joël Hourbeigt
Costumes : Marie La Rocca
Collaboration chorégraphique : Caroline Marcadé
Maquillage, coiffures : Cécile Kretschmar
Odéon • Grand Théâtre • 1, rue Cléberg • 69005 Lyon
Du 16 au 19 juin 2022, à 22 heures
Tarifs : de 13 € à 26 €
Billetterie : 04 72 32 00 00 ou en ligne
Dans le cadre des Nuits de Fourvière, du 2 juin au 30 juillet 2022
Tournée 2023
- Du 17 au 29 janvier, Théâtre de Carouge, à Genève
- Du 3 février au 8 avril, La Scala Paris
- En avril, Le domaine D’O, à Montpellier
- En mai, CDN de Nice
À découvrir sur Les Trois Coups :
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