Godot postcolonial
Par Corinne François-Denève
Les Trois Coups
Que peut donc bien vouloir nous dire Beckett, en 2014, à l’heure où tous les chemins de l’absurde semblent avoir été balisés, où toutes les voies de l’exégèse (absence / présence de Dieu) semblent avoir été explorées ? Jean Lambert‑Wild fait dire « Godot » par deux Africains, et la fable résonne plus purement encore.
En s’emparant du texte de Beckett, et en s’adjoignant la complicité de Marcel Bozonnet, associé à la mise en scène (avec un troisième larron, Lorenzo Malaguerra) et interprète du rôle de Pozzo, Jean Lambert-Wild a tourné le dos aux ingénieuses machineries théâtrales qui font sa marque de fabrique. Ici, retour à un plateau presque nu, conforme en tout point aux didascalies de Beckett, arbrisseau compris, et peu d’effets, mis à part une lumière qui sourd d’un chapeau, et fait plus penser à un trucage forain, enfantin, qu’à une prouesse inédite de régie théâtrale.
Les acteurs récitent parfois leurs tirades face au public, Marcel Bozonnet déclame son texte avec l’emphase académique qui sied au verbeux Pozzo : c’est ici le retour à un « vieux » théâtre, toujours efficace, qui donne à entendre un texte plus qu’à voir un « spectacle » – et ceci, même si le plateau est animé, parfois jusqu’à la fureur, par les courses stériles de Vladimir et Estragon, et par l’arrivée de l’attelage Pozzo-Lucky, qui va se perdre jusque dans les coulisses, tandis que le monologue de Lucky, joué par Lambert-Wild lui-même, est spectaculairement mis en scène, face public, le long de la rampe.
Deux Africains, donc, deux acteurs noirs qui deviennent ces deux clochards inventés par Beckett dans l’Europe de la fin des années quarante, avec des allusions, a-t-on pu dire, à sa période de clandestinité dans la Résistance, et un ancrage affirmé dans le terroir français – terre de Vaucluse, vigne de M. Bonnelly… Sur scène, ce Godot postcolonial est donc incarné par les acteurs Fargass Assandé et Michel Bohiri, originaires de Côte d’Ivoire.
Plus que des clochards européens, des sapeurs décavés
Lorsqu’ils chantent, ce sont des mélopées d’Afrique que l’on entend ; lorsqu’ils parlent, c’est l’arbre à palabres qui semble s’être mis en branle. Les deux « clowns » deviennent des minstrels, et leurs vêtements eux-mêmes en font, plus que des clochards européens, des sapeurs décavés. L’Europe des lendemains de la guerre est une terre abandonnée, où les protagonistes ressemblent parfois, comme par magie, à des personnages sortis du Magicien d’Oz ou d’une fantaisie de Tim Burton.
On a pu voir le metteur en scène, lors de débats avec le public, revenir sur ses notes d’intention, pourtant explicites, et tenter de minimiser l’importance de ce choix de distribution, peut-être pour ne pas laisser prise aux lectures « politiquement », ou « impolitiquement correctes » de sa mise en scène, qui opposerait un monde d’errance représenté par l’Afrique, et un monde de dominants (Pozzo / Lucky, au visage blanchi de clown) figuré par l’Occident. Dans cette grille de lecture, Vladimir et Estragon seraient des migrants magnifiques, égarés vers Sangatte ou dans quelque camp de la périphérie de nos villes, soumis aux rencontres de hasard avec des « Blancs » finalement à peine moins perdus qu’eux. Si Godot avait déjà été joué par des distributions entières d’acteurs noirs, la partition Europe / Afrique n’avait semble-t-il jamais été tentée.
Le concept est pertinent : à Pozzo donc, la parole, le pouvoir, le poulet et les os ; à Lucky, de vieux restes de rhétorique mal digérés ; à Vladimir et Estragon, la faconde, l’invention, la ressource. Le texte de Beckett s’inverse, comme dans Aux États-Unis d’Afrique, contre-utopie Abdourahman A. Waberi : on entend résolument autrement les phrases de Beckett, « il est méchant avec les étrangers » ou « nous ne sommes pas d’ici ». La quête de Vladimir, d’Estragon, ou de Beckett, d’un hypothétique Godot, s’enrichit ici de réflexions sur le thème du « semblable », du même, de l’autre, de l’humain, en somme. Même le burlesque se charge de symbole, ou le symbole de burlesque, comme quand l’un des deux antihéros réclame un radis, mais pas un radis noir – quel meilleur hommage faire à la parole comico-cosmique de Beckett ? ¶
Corinne François-Denève
En attendant Godot, de Samuel Beckett
Mise en scène : Jean Lambert‑Wild, Lorenzo Malaguerra, Marcel Bozonnet
Avec : Fargass Assandé (Estragon), Marcel Bozonnet (Pozzo), Michel Bohiri (Vladimir), Jean Lambert‑Wild (Lucky), Lyn Thibault (le jeune garçon)
Lumières : Renaud Lagier
Costumes : Annick Serret‑Amirat
Scénographie : Jean Lambert‑Wild
Assistanat à la scénographie : Thierry Varenne
Maquillages, perruques : Catherine Saint-Sever
Bruitages : Christophe Farion
Direction technique : Claire Séguin
Régie générale : Thierry Varenne
Régie lumières : Martin Téruel
Régie plateau : Thomas Nicolle
Assistanat : Alicya Karsenty
Maquillage, habillage : Maud Dufour
Construction du décor par les ateliers de la Comédie de Caen sous la direction de Benoît Gondouin
Photos : © Tristan Jeanne‑Valès
Production déléguée : Comédie de Caen-C.D.N. de Normandie
Coproduction : Les Comédiens voyageurs, maison de la culture d’Amiens, Théâtre du Crochetan (Suisse), Le Troisième Spectacle (Suisse), Théâtre de l’Union-C.D.N. du Limousin
Création du 18 au 28 mars 2014 à la Comédie de Caen, Théâtre d’Hérouville (14)
Tournée :
- Le 31 mars et le 1er avril 2014, Scène nationale 61, Alençon
- Le 8 avril 2014, scène nationale d’Évreux-Louviers
- Les 6 et 7 mai 2014, M.A.C. d’Amiens
- Les 15 et 16 mai 2014, T.P.R., La Chaux-de-Fonds (Suisse)
- Le 20 mai 2014, Bienne (Suisse)
- Le 22 mai 2014, Théâtre du Crochetan, Monthey (Suisse)
- Le 24 mai 2014, Fully (Suisse)
- Le 27 mai 2014, Théâtre du Préau, C.D.R. de Vire
- Les 26 et 27 septembre 2014, festival Les Francophonies en Limousin
- Du 2 au 4 octobre 2014, La Filature à Mulhouse
- Le 9 octobre 2014, Les Treize Arches à Brives
- Le 7 novembre 2014, Val-de-Reuil
- Du 24 au 29 novembre 2014, C.D.N. de Nancy
- Du 3 au 29 mars 2015, Théâtre de l’Aquarium à Paris
- Le 31 mars 2015, Théâtre de Chelles