« En transit », Anna Seghers, gymnase lycée Mistral, Festival Avignon

En-Transit- Amir-Reza-Koohestani © Christophe-Raynaud-de-Lage

Lost in administration

Par Laura Plas
Les Trois Coups

Amir Reza Koohestani propose une lecture terrifiante et personnelle du roman « Transit » d’Anna Seghers. Palais des glaces kafkaïen, à l’inexorable administration, « En transit » brouille nos repères pour suggérer un parallèle entre l’exil empêché de victimes du nazisme et les migrations actuelles.

2018 : en raison d’une absurde bévue administrative, Amir Reza Koohestani se retrouve confiné par la police des frontières dans la zone de transit de l’aéroport de Munich. Rançonné par les autorités, il est ensuite renvoyé en Iran. Quand le théâtre de Hambourg lui demande d’adapter le roman d’Anna Seghers qui suit les trajectoires d’exilés coincés en 1943 dans la rade de Marseille, le parallèle des situations lui suggère une piste de création.

On pourrait craindre une analogie simpliste, voire choquante. Qu’on se rassure. La pièce n’assimile pas la situation de victimes du nazisme à celle d’un intellectuel aisé qui rejoindra, certes à ses dépens et dépenses, son appartement confortable de Téhéran. Seulement, Amir Reza Koohestani pose ici la question de l’origine du bourbier mortel dans lequel pataugent aujourd’hui des milliers de migrants… en refusant justement les réponses évidentes.

En-Transit- Amir-Reza-Koohestani © Christophe-Raynaud-de-Lage
© Christophe Raynaud de Lage

D’ailleurs, l’évolution de son œuvre de metteur en scène s’explique par une volonté de plus en plus affirmée de « faire se lever le spectateur », c’est-à-dire de le sortir de sa passivité douillette, cela avec le dispositif le plus économe. Or, pour obtenir cette activité, il nous impose ici une gymnastique mentale fondée sur le refus des codes de représentation.

Tout d’abord, quatre comédiennes de diverses nationalités incarnent à elles seules une galerie de personnages. Tour à tour, et sans le manifester dans un changement de jeu, chacune peut ainsi interpréter un homme ou une femme, le représentant d’une administration kafkaïenne ou l’une de ses victimes. Ensuite, l’adaptation nous fait transiter sans cesse entre le port de Marseille et un aéroport de la zone Schengen, c’est-à-dire aussi entre 1943 et aujourd’hui, le tout en quatre langues différentes.

Ainsi, les repères se brouillent, le trouble s’installe. La scène apparaît comme l’échiquier où les êtres sont les pions interchangeables d’un jeu absurde dont les règles leur (nous) échappent. Les agents administratifs ont autant d’humanité que les caméras mobiles qui évoluent sur scène comme des robots. Ils n’ont pas d’individualité, pas de voix personnelles, comme l’exprime bien le jeu de Danae Dario.

Malaise dans la civilisation Schengen

La scénographie d’Éric Soyer accentue le malaise. Inspirée des salles aseptisées d’aéroports, c’est une boite blanche surexposée à la lumière et aux regards. Ses sièges inconfortables font songer au mobilier urbain conçu pour empêcher les vagabonds d’y trouver repos. Les accessoires sont presque inexistants. Dans cette scénographie dépouillée, ce qui est organique deviendrait même écœurant, à l’image de cette religieuse engouffrée par une diabétique qui cherche désespérément le délai d’une hospitalisation. Préfiguration de la morgue peut-être, le plateau constitue encore un lieu de surveillance. Il se compartimente parfois en cabines transparentes qui suscitent la claustrophobie. Enfin, la vidéo expose jusqu’à l’orgie les visages. C’est pourquoi le spectateur peut éprouver la sensation de déambuler dans une galerie des glaces d’épouvante. Big Brother is always watching you.

En-Transit- Amir-Reza-Koohestani © Christophe-Raynaud-de-Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Quant à la dramaturgie, elle exprime l’étirement paradoxal du temps. Alors que chaque minute rapproche inexorablement l‘exilé de l’expiration de son visa, le temps semble pourtant englué en une attente infernale. Il n’y a pas d’alternance entre jour et nuit dans la salle d’attente toujours éclairée. De même, l’adaptation laisse à penser que l’histoire se répète inlassablement depuis 1943, tel un disque rayé.

Que l’exilé qui entre ici, ne garde donc que peu d’espérance, surtout s’il n’a pas d’argent à donner, ni de situation sociale. Cependant, un mince filet d’air parvient à s’infiltrer dans cet enfer. Comme dans le roman d’Anna Seghers, un homme aime une femme au point de l’aider. Un interprète escorte les damnés dans la Babel administrative. La porte est étroite, elle se referme bien vite, mais elle nous laisse le souvenir de ces visages humains. Expérience troublante, En Transit nous laisse donc face à notre réflexion et, peut-être, à nos responsabilités. 🔴

Laura Plas


Transit, d’après Anna Seghers

Le roman d’Anna Seghers est édité chez Autrement
Adaptation : Amir Reza Koohestani, Massoumeh Lahidji et Keyvan Sarreshteh
Traduction : Massoumeh Lahidji
Mise en scène : Amir Reza Koohestani
Avec : Danae Dario, Agathe Lecomte, Khazar Massoumi, Mahin Sadri
Scénographie : Éric Soyer
Vidéo : Phillip Hohenwarter
Durée : 1 h 20
Dès 14 ans

Gymnase du lycée Mistral • 20, bd Raspail • 84000 Avignon
Du 7 au 14 juillet 2022 (relâche le 9), à 18 heures
De 10 € à 30 €
Réservations : 04 90 27 66 50 ou en ligne
Dans le cadre du Festival d’Avignon, du 7 au 26 juillet 2022
Plus d’infos ici

Tournée ici
• Les 19 et 20 juillet 2022, Festival Grec (Barcelone) Le 12 novembre
• Du 8 novembre au 1er décembre, Odéon-Théâtre de l’Europe, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
• Du 25 au 27 janvier 2023, Maillon Théâtre de Strasbourg – Scène européenne
• Du 7 au 10 mars, Théâtre national de Bretagne (Rennes)
• Les 15 et 16 mars, CDN d’Orléans-Centre Val de Loire

À découvrir sur Les Trois Coups :

Summerless, d’Amir Reza Koohestani, les Célestins à Lyon, par Michel Dieuaide
Hearing, d’Amir Reza Koohestani ,Théâtre Benoit XII à Avignon, par Lise Fachin

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