Le cœur au bulldozer
Par Aurore Krol
Les Trois Coups
Écrite et mise en scène par Pauline Sales, la pièce « En travaux » balise des espaces instables, faits de frontières identitaires poreuses, de certitudes qui s’ébrèchent et de complicités qui se créent sur des fondations inconnues. Deux acteurs au sommet y dissèquent leur cœur en chantier.
On peut construite une histoire d’amour aussi grande et sacrée qu’un temple en une poignée de nuits, dans la boue et le béton, pour peu que la fulgurance s’invite sur notre chemin. On peut soudain savoir qu’il sera impossible de rentrer après le travail dans la prison préfabriquée du couple avec enfants qu’on avait pourtant esquissé de longue date. C’est un peu le propos de ce spectacle, où s’amusent et s’apprivoisent deux protagonistes qui se retrouvent la nuit, lui chef de travaux, elle intérimaire venue de l’Est et fraîchement engagée.
En matière de fulgurance, Hélène Viviès n’est d’ailleurs pas un choix hasardeux, elle qui incarne la fièvre avec une aisance désarmante. Étrangère androgyne aussi juste en bleu de travail qu’en sous-vêtements ; en retrait ironique qu’en implosion de détresse, elle est l’étincelle provoquant l’éclatement chez Anthony Poupard, qui lui donne la réplique.
Façonnant un personnage faussement simple, ce dernier se fait prendre à un jeu qui le dépasse, mais ne peut s’empêcher de s’y engouffrer à corps perdu. Il voit en sa jeune salariée une femme lumineuse à la personnalité inédite, mais ne comprend pas les douleurs qui la rongent, incapable de sentir le brasier qu’elle traîne en elle pour être si incandescente. La relation qui naît entre eux est bancale comme un échafaudage mal scellé, vertigineuse et totalement casse-gueule. Elle n’en est pas moins belle et nécessaire.
Les mots dans des crises hallucinées
On est parfois paumé dans l’écriture en friche de Pauline Sales, mais c’est pour mieux apprécier les existences en marge qu’elle dépeint. Sa plume laisse place tout autant à l’humour qu’à la noirceur quand elle fait basculer les mots dans des crises hallucinées. Car on se perd dans certaines répliques comme on dirait qu’on perd la tête ou qu’on perd pied : avec la sensation fébrile que provoque la résistance au sommeil, quand réalité et illusions se superposent et que les idées s’emmêlent et divaguent.
La scénographie, finement exploitée, use des décors comme de métaphores à l’inachèvement et à la sculpture de soi. Elle symbolise avec précision l’accident salvateur qui fait basculer une existence dans la transe, même éphémère. Car parfois, pour construire un homme, il faut en passer par une énorme explosion, ratisser au bulldozer et accepter de tout reprendre aux fondations, pierre après pierre, ou artère après artère. Grandir dans l’effondrement, c’est sûrement ça l’amour… ¶
Aurore Krol
En travaux, de Pauline Sales
A paru chez Les Solitaires intempestifs, 2012
Mise en scène : Pauline Sales
Avec : Hélène Viviès, Anthony Poupard
Scénographie : Diane Thibault
Création son : Frédéric Bühl
Création lumière : Mickaël Pruneau
Construction décor : les ateliers du Préau
Photo : © Tristan Jeanne‑Valès
Production : Le Préau-C.D.R. de Basse-Normandie (Vire)
Coproduction : Scène du Jura
Soutien de l’Office de diffusion et d’information artistique de Normandie et la ville de Vire pour Avignon
Centre culturel • parc de Bourgchevreuil • 35510 Cesson‑Sévigné
Réservation : 02 99 83 52 00
Mercredi 12 février 2014, à 20 h 30
Durée : 1 h 30
20 € | 18 € | 12 €
Une réponse
Cet article donne une forte envie de voir et de lire cette pièce merci !