L’Artéphile, fabrique d’arts vivants et lieu de vie
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Anne Cabarbaye et Alexandre Mange ont créé L’Artéphile en 2015. Bousculant les codes, ils proposent à Avignon un projet atypique. La co-directrice présente sa ligne artistique et l’esprit familial qui y règne.
Comment êtes-vous arrivés à la tête d’Artephile ?
Bâtir une structure artistique dédiée aux arts vivants était un rêve. Je l’ai réalisé avec Alexandre Mange, actuellement directeur administratif après avoir été contrôleur de gestion dans l’industrie du luxe. Nous avons acheté ce lieu en 2010, sur nos fonds propres, et l’avons rénové de fond en comble (restructuration du lieu, mise en conformité au niveau technique et sécurité).
Nous avons pu mener à son terme ce projet assez complexe, grâce à 25 ans d’expérience et des rencontres dans des domaines et structures professionnelles très différents (art, gestion, secteur associatif…). En ce qui me concerne, suite à mon parcours artistique aux Beaux-Arts de Rennes et l’école Boulle à Paris, j’ai travaillé comme intermittente à l’Opéra Bastille, aux ateliers post costume, puis j’ai intégré, en tant que designer, le studio de création de la Maison de Haute-Joaillerie Cartier. Je continue cette activité comme indépendante, en parallèle de la direction artistique d’Artéphile.
Ces parcours atypiques ne font-ils pas votre force ?
Malgré notre fréquentation assidue du festival, nous avons fondé notre projet sur des bases originales. Sans doute, cette liberté d’esprit et de faire nous différencie-t-elle aujourd’hui, voire constitue-t-elle un atout ? D’ailleurs, nous avons fait le choix de faire la transparence sur l’économie du lieu : il ne s’agit pas d’amortir un investissement, ni de le rentabiliser ; l’objectif est l’équilibre. Tout est détaillé ici.
Sur le plan artistique, nous sommes viscéralement attachés à la transdisciplinarité car nous pensons que toutes les expressions artistiques peuvent se mélanger et s’enrichir. Avant de proposer une activité théâtrale ici, on a créé l’atelier d’arts visuels et accueilli pendant cinq ans l’artiste Pablito Zago. Dorénavant, Alban Coulaud et Simon Chappellas (Compagnie Onavio) occupent l’atelier de manière pérenne avec la Caisse à Outil Numériques autour d’un travail de recherche numérique comme acte artistique au service des spectacles de leur compagnie.
Pourquoi concentrez-vous vos activités sur la création contemporaine ?
Média et pouls de notre société, l’art parle de la vie, peut nous aider à mieux comprendre les enjeux de notre monde : les spectacles de cette année abordent le diktat des normes, le rejet des marges, le tabou des maladies mentales, autant de symptômes de notre société en crise. L’aspect humain reste le dénominateur commun.
D’où « Ego Tripes, le chemin aventureux de nos vies intimes » ?
Dans un contexte où notre société se crispe, il nous semble important de nous intéresser aux chemins de vie individuels. Pour constituer des groupes, ne doit-on pas d’abord comprendre les différences de chacun ? Une des conditions de la solidarité est de s’attacher à la compréhension de l’Autre, dans sa singularité et ses fêlures.
Ici, chacun est porte-parole d’une idée forte et éclairée, une urgente nécessité, au profit de tous les publics, sans juger ni donner un avis manichéen ou égotique. Le travail se fait en équipe de manière bienveillante, respectueuse et exigeante. Ainsi, il en résulte des propositions sincères, sensibles et poétiques. Libres.
Déraisonnable relate l’expérience du dédoublement chez une comédienne bipolaire qui s’ignore. Dans les Monstrueuses, le réel percute la fiction et la bouleverse quand la sœur d’Ella, est internée suite à une décompensation. Le Cas Lucia J. (un feu dans sa tête) raconte l’histoire terrible de la fille de James Joyce déclarée schizophrène par Jung. Quand toute la ville est sur le trottoir d’en face (grand prix de la littérature dramatique en 2018) pose la question de l’addiction et du rapport au réel ou au fantasme.
Moby Duck évoque la conscience de soi qui se construit chez les petits et Buffalo ce qui détermine le choix de nos actes, à travers l’histoire du dernier chasseur de bisons. Martine à la plage, une tragédie pop qui traite du désir, avec le harcèlement d’un adulte par une adolescente. Quant à Nos petits penchants, il dénonce la tyrannie du bonheur obligatoire et De la mort qui tue nous fait rire sur un sujet qui fait peur a priori.
L’intime fait résonner l’universel !
Tout à fait ! Les problèmes sociétaux évoqués dans certains spectacles soulèvent la question du « vivre ensemble ». La Femme à qui rien n’arrive, huis clos de science-fiction, décrit un monde où tout se commande à distance. Tandis que Je ne vous aime pas montre le mépris entre les urbains et les ruraux, À nos ailleurs aborde le sujet des migrants et du déracinement. À noter également, la reprise de la Leçon de Français, de et par Pépito Matéo, une « cirqu’-conférence » sur les subtilités de la langue française, un témoignage sur les cultures, la peur de l’étranger.
Ces questions philosophiques, en fil rouge, sont traitées dans des spectacles qui s’adressent à toutes les tranches d’âge ?
Depuis le délicat Moby Duck (théâtre d’objets à partir de 3 ans) jusqu’au Cas Lucia J. (dès 16 ans), avec l’exceptionnelle performeuse Karelle Prugnaud, dirigée par Éric Lacascade, en passant par à Martine à la plage (dès 14 ans), la programmation touche effectivement toutes les générations. Et je reste admirative des auteurs qui ont cette capacité de raconter, en un temps ramassé, ce qui se passe durant toute une vie, de dérouler en une seule heure un récit riche de sens et d’émotions, dans un langage adapté aux petits comme aux grands.
Encore une fois, ces histoires revêtent des formes différentes : le Geste (dès 8 ans) analyse presque chorégraphiquement la transmission du geste dans un spectacle de magie atypique ; Le Chevreuil et Dalida (dès 12 ans) revisite l’histoire d’une diva, la tragédie d’une héroïne populaire devenue un mythe, dans un théâtre physique libéré de tous les carcans.
Ces spectacles ont-ils déjà rencontré le public ?
S’il s’agit pour la majorité de créations, les avant-premières organisées depuis mi-juin ont en effet permis aux artistes d’échanger avec le public et d’être prêts pour le festival. Il ressort des propositions poétiques sur l’humain, dans ce qu’il a de beau et de laid, des portraits sensibles, des histoires fortes en émotions. Nous avons hâte de les partager avec tous les publics.
Deux temps forts rythment votre saison estivale.
Comme nous vivions mal les relâches, nous avons imaginé les OFFicieuses. Une carte blanche est proposée aux compagnies accueillies. Rencontres, lectures sont au programme du 13 et 20 juillet.
La Bulle : fabrique et lieu de vie, donc ?
Le terme de « bulle » vient de la metteuse en scène Blandine Pélissier car, chez nous, les artistes se sentent protégés, écoutés, compris. Nous sommes convaincus que l’accueil est le cœur de notre métier et le seul moyen de créer sereinement. On essaie donc d’offrir les meilleures conditions possibles. Exit les contraintes, notamment techniques ! En totale immersion, les compagnies créent, logent et mangent ici. L’Artephile est donc une fabrique et un lieu de vie.
Nous favorisons également les connexions : ici, les personnes se retrouvent à travailler ensemble. On nous appelle d’ailleurs « agence Artymoniale » ! Venant des arts visuels, un mode de création solitaire, je suis attachée au collectif et à l’esprit « famille ».
Quelle forme revêt concrètement votre soutien ?
Résidences de création pendant l’année, coproductions, voire production (Buffalo est la première production intégralement signée Artéphile)… Nous portons les projets avec les compagnies. Nous les défendons bec et ongles. C’est pourquoi nous sommes une structure permanente. 🔴
Propos recueillis par
Léna Martinelli
Théâtre Artéphile
Site ici
7, rue Bourgneuf • 84000 Avignon
Tel. : 04 90 03 01 90 • Mail
Du 7 au 26 juillet 2022 (relâche les mercredis 13 et 20 juillet)
Tarifs : de 5 € à 17 €
Billetterie en ligne sur les pages de chaque spectacle
Les OFFicieuses, les 13 et 20 juillet
Entrée libre sur réservation 04 90 03 01 90
Programmation complète ici
Dans le cadre du Festival Off Avignon
Plus d’infos ici